Une rétrospective ? Pas question de transformer en enterrement la première de ses expositions dans un musée: Aurélien Froment n’a aucun désir de se figer, et son art en perpétuelle évolution ne soutiendrait pas de s’arrêter soudain. Chacune de ses œuvres rejoue la précédente, s’en inspire, la remet en perspective, la détourne de ses intentions originelles… Afin d’aider à prendre conscience de ce processus complexe de création, le musée de Rochechouart qui accueillait cet été le jeune artiste français se devait donc de réinventer la forme de l’exposition en accord avec les interrogations perpétuelles de l’artiste concernant l’image, ses usages et ses rôles. Lui permettre d’en faire le tremplin pour de nouvelles expériences. Dont acte.
S’il fait partie des plus prometteurs de sa génération de trentenaire, Aurélien Froment partage avec le théoricien Pierre Leguillon, un brin plus âgé et déjà montré à Vassivière, un même désir de sonder le monde du silence des images. Pour nous guider dans cette exploration, c’est un jeu sans fin qu’il proposait au château de Rochechouart. Qui dit jeu ne dit pas forcément loisir : le plasticien qui vit aujourd’hui à Dublin n’est pas de ceux qui s’adonnent à ces amusements faciles destinés à faire passer le temps. Il a plutôt mis en scène son exposition comme un long et fascinant casse-tête, qui fait frémir les neurones et restitue l’œuvre dans toute sa sophistication. Elle se dessine ainsi comme un château de cartes sans cesse recomposé en fonction des sensibilités et références de chacun, des échos qui résonnent d’une œuvre à l’autre : films, images, installations, toutes sont pétries d’histoires et d’allusions, du Fitzcarraldo réalisé par Werner Herzog à l’Ellis Island écrit par Georges Perec. D’une salle l’autre, on saisit peu à peu combien chaque projet porte les germes du suivant, le contamine, et l’éclaire rétroactivement d’un jour nouveau.
C’est dans un véritable jeu de cartes que se cristallise au mieux l’art digressif d’Aurélien Froment. Posée à l’envers sur une table, chaque carte est frappée d’une image plus ou moins anodine : oranger, ruine, masque, horloge, lumière, fauteuil, brique, gravure, esperluette, cactus, arbre, publicité, ruine encore, arbre encore… Certains de ces motifs se retrouvent dans des œuvres de Froment, d’autres surgissent de nulle part. Quiconque pénètre la salle peut s’installer à la table, et s’adonner à ce jeu en compagnie de ses compères. La règle est simple : il suffit de retourner à chaque fois une paire, puis d’inventer un lien verbal entre les deux clichés apparus, qui sache convaincre vos partenaires de la cohérence de votre réflexion et de l’évidence du rapprochement entre les deux images. Vous pouvez imaginer n’importe quelle fiction, vous lancer dans toutes les dérives intellectuelles, proposer des arguments délirants : tant que les mots sous-tendent la pertinence du duel, et que votre démonstration est acceptée par autrui, tout est permis.
Et si c’était un rébus ? Mon tout serait alors comme une chasse au trésor, où le visiteur part en quête de mille coïncidences formelles et intellectuelles. Ainsi, collé sur le mur du long couloir du château, un papier peint s’inspirait des gravures contenues dans les manuels pédagogiques écrits à la fin du XIXe siècle par Friedrich Fröbel, l’inventeur des Kindergarten ou jardins d’enfant. Il a imaginé notamment des jouets de bois géométriques, destinés à favoriser l’inventivité des petits et à les aider à développer leur intelligence spatiale (certains historiens assurent même que nombre d’inventeurs de l’abstraction au début du XXe siècle auraient été nourris de ces inventions dès le plus jeune âge). Dans la salle suivante, les rectangles du papier peint sont à nouveau présents ; mais ils ont été transformés en plancher de bois, composant au sol comme une mosaïque : avec ses bords qui semblent frangés, et risquent de se décomposer, ce parquet instable a été réalisé par l’artiste en collaboration avec Ryan Gander, autre grand maître de l’énigme.
Comme souvent chez Aurélien Froment, c’est le discours qui sonde l’image, et lui ouvre des horizons. Belote et rebelote, une mini-rétrospective des films réalisés par l’artiste prolonge cette prise de langue dans une salle réservée à cet effet. Là encore, les mots innervent la pellicule et lui ouvrent autant d’ailleurs. Démarrant comme un simple film animalier, aux images somptueusement banales, une variation documentaire sur la vie des méduses tourne peu à peu à la réflexion sur la notion d’exposition, et nous invite à reconsidérer l’ensemble du parcours : de l’aquarium à la vitrine de musée, il est plus d’une coïncidence. Dans une autre vidéo consacrée à la cité utopique d’Arcosanti, conçue au cœur du Texas dans les années 70 par une communauté de rêveurs-bâtisseurs, la parole performative du guide semble donner elle-même naissance à l’architecture. Chacun de ses gestes va vers un hors-champ, celui de la réalité de la ville que jamais la caméra ne capte vraiment, mais c’est son speech impressionnant de loquacité qui apparaît comme l’architecture même : du film, et des illusions qu’il est venu capter. Idem pour les balbutiements d’un gamin qui vient se poser en voix off sur un long panoramique décrivant une machine à papier ancestrale. Mais là encore, le très sérieux Aurélien Froment s’est fait joueur. Il a entrecoupé ces différentes vidéos d’interludes tournés à Rochechouart même : entre cinéma muet et Nouvelle Vague, deux jeunes gens, un homme et une femme, s’offrent une promenade au gré de la campagne limousine. Soudain, la salle de projection semblait percée d’une fenêtre sur la réalité. Une meurtrière, digne d’un château fort, destinée à lancer le regard vers l’horizon. Et une autre manière pour Froment de rebattre les cartes de son œuvre. Car ces saynètes sont remontées sous une nouvelle forme pour être projetées cet automne à la biennale de Lyon. Elles y sont cette fois cristallisées en un long flux, apparaissant comme une météorite dans l’exposition lyonnaise : de celles qui recèlent un alliage précieux dont l’on n’a pas encore percé tous les mystères.