Paris / Clermont-Ferrand.
En centre-ville, quand on demande notre chemin, on nous prévient : «le lieu est excentré». Quelque peu.
Une demi-heure de marche à pied plus tard, l’environnement a changé. Plus de monuments en andésite, cette fameuse pierre de Volvic qui donne un charme «cendré» à la vieille ville, mais des bâtiments industriels. Plus de petites rues en montagnes russes, mais un long boulevard, des entrepôts, un grand parking vide et un bar-tabac fermé le samedi, malgré la chaleur qui pousserait à la consommation. Mais on est arrivé. C’est là, dans la rue du Bien-Assis, que se situe La Tôlerie, centre d’art contemporain, qui présente actuellement «L’éclair», le deuxième volet de l’exposition «Derrière les panneaux, il y a des hommes».
«L’éclair». C’est le temps de l’après; d’après le passage du «Précurseur sombre» qui, dans le chaos, secrètement, met en rapport les potentiels. Cette image, empruntée à Deleuze, est celle du zigzag comme mouvement initial à la création du monde. L’éclair, c’est le temps de l’illumination qui fait voir les choses.
Curieux de savoir ce qui va nous apparaître, on entre.
Deux arches monumentales en parpaings de Vincent Ganivet, conçues pour l’exposition (comme la plupart des œuvres présentées ici), occupent verticalement l’espace. Érigées en vue de leur effondrement, les arches de Vincent Ganivet nous apparaissent d’autant plus monumentales qu’on les sait éphémères et fragiles. On les a déjà vues bien sûr, jamais si hautes toutefois, mais chaque fois on ne peut s’empêcher de s’extasier devant ce tour de force «gaudiesque». D’ailleurs, quand la médiatrice nous déconseille «pour des raisons de sécurité» de s’aventurer sous la structure, bizarrement, on ne rechigne pas tellement. Et pourtant, placée entre deux extrémités des arches, légèrement en dessous, comme si elle nous invitait à entrer sous la clé de voûte, se trouve une petite construction à l’aspect carbonisé et granuleux. Architecture brûlée ? Fossile d’un autre temps ?
On s’approche.
C’est en réalité un moulage à échelle réduite de portique chinois, réalisé par Pierre Vadi à partir d’une photographie du XVe siècle. Portique du Gouvernement du Monde depuis la Montagne Noire, Le Mont Wudang dans la province du Hubei. Rien que ça ! Tout à la fois impressionné et charmé par le monde fabuleux qui s’ouvre à nous, on s’approche encore pour voir apparaître dans une esthétique proche du baroque, un univers foisonnant où la faune et la flore s’entremêlent. Amusé, on distingue même sous la lumière du jour filtrée par la toiture en verre, les scintillements microscopiques de grains de sel incorporés au moulage.
Puis on découvre progressivement l’une après l’autre, les pièces de Pierre Vadi. Disposées ici et là sur le sol comme des anecdotes incongrues, elles déploient à nos pieds un paysage horizontal pour le moins énigmatique, ponctué de noix de coco partiellement habillées de simili cuir et simili serpent. Des répliques de poutrelles en fibre de verre et résine, placées les unes à la suite des autres, délimitent l’environnement, créant une mise en abyme de l’espace d’exposition. L’une d’elle est retournée, exposant sa matérialité, dévoilant son processus de création et révélant la présence de l’artiste derrière ses œuvres. Matériau de construction par excellence, ces poutrelles noircies évoquent la ruine, comme un clin d’œil à la disparition inéluctable de l’architecture de Vincent Ganivet. L’artiste joue sur la métamorphose d’éléments pris au réel transformés en objets artificiels, comme en attestent des moulages de bouts de bois en silicone coloré. Tous ces objets sont d’élégants mutants, créés à partir d’improbables contrastes de matériaux, de formes et de couleurs. Pierre Vadi combine avec le réel, l’enchante et le falsifie. Il renverse la finitude des choses en construisant, chaque fois, de nouveaux devenirs possibles.
Enfin, alors que l’on pensait que toute frontalité avait déserté l’espace d’exposition, on aperçoit accrochée à l’un des murs, une œuvre de l’artiste Douglas Huebler datée de 1973.
À travers une production photographique aléatoire, Douglas Huebler explore lui aussi le réel, mais de manière différente. Pour ce travail, Location Piece # 17 réalisé à Turin, il situe sur la carte le lieu A où il se trouve puis choisit arbitrairement sur un plan de ville un lieu B, distant dans le temps et l’espace, qui sera le moment de sa photographie. Le protocole conceptuel est rôdé. Mais quelques jours plus tard, alors qu’il découvre ses photographies développées, il aperçoit sur l’une d’elle, un homme qui le regarde en face et présente une singulière ressemblance avec lui, «personne au monde ne pouvait même lui ressembler à ce point». La révélation se situe dans un au-delà de la perception immédiate. Elle est cette pertinence du temps, ce phénomène temporel autant que spatial, qui va changer la portée et l’équilibre de son «système».
Avant de venir on s’était longuement questionné quant au parti-pris curatorial de Solenn Morel de faire cohabiter des univers artistiques à priori si différents. Sur place, il nous a semblé que chacune de ces œuvres tendrait à constituer une « situation » telle que l’entendait Guy Debord. Cette situation justement conçue comme le contraire de l’œuvre d’art, qui serait un essai de valorisation absolue, et de conservation de l’instant présent. Chaque « situation » ainsi entendue, aussi consciemment construite qu’elle puisse être, contient sa négation et va inévitablement vers son propre renversement.
Un moment équilibriste et tactique, l’instant de l’art comme l’éclair révélateur d’étrangeté poétique.