Le Musée d’art moderne de Saint Etienne présente durant tout l’été sept expositions, non cloisonnées, articulées autour d’un noyau d’œuvres importantes de l’artiste américain Dennis Oppenheim (1938 – 2011). Les salles du musée sont délimitées mais le parcours de l’une à l’autre n’est pas contraint et la déambulation peut être enrichie par une circulation libre. Dans l’espace consacré aux arts graphiques de l’étage, l‘artiste tchèque Veronika Holcova (née en 1973) déjà exposée dans Micro-Narratives en 2008, montre 120 dessins tirés d’une sorte de journal intime dessiné qui fait état par bribes de préoccupations quotidiennes. Sur le plateau principal, les peintures de la coréenne Chung Sang Hwa voisinent les sculptures de l’italien Gianni Dessi ; un hommage à la collectionneuse Vicky Rémy (qui a considérablement enrichie les collections du MAM) se découvre dans le prolongement d’un très bel accrochage sur le thème du «Catalogue», réalisé en contrepoint de l’exposition Manufrance au Musée d’art et d’industrie. La forme éclectique de la programmation est très réjouissante car elle semble parfaitement maîtrisée et permet d’envisager simultanément la palette très large de la production artistique contemporaine. Le rôle déterminant du dessin chez les jeunes artistes, l’ouverture à l’Europe de l’est, l’importance de repères historiques et de mouvements des années 1970, ou la multitude des formes sont autant de qualités et de problématiques de l’art aujourd’hui qui sont abordées dans cette convergence de propositions.
Il nous paraît particulièrement pertinent de proposer une exposition de quelques pièces remarquables de Denis Oppenheim dans ce contexte relativement éclaté et polymorphe, tant l’artiste a toujours souhaité échapper à toute tentative de classification ou de système pour que sa pratique se resserre autour d’une «position artistique» et non autour d’un médium ou d’une forme trop restrictive. Le projet d’exposition était déjà relativement construit lorsque Oppenheim est décédé en janvier dernier. Il avait opté pour une dilution de l’accrochage en plusieurs pôles répartis dans différents espaces du musée ou de ses abords. Autant de manières de décliner les possibles conceptions de la sculpture, la multiplicité de ses expressions étant certainement le thème et l’axe principal de son œuvre. La salle centrale montre deux installations des années 1970 constituées de marionnettes animées par intermittences (dimension sociale et politique) ; des Splash Buildings (2009), sculptures décoratives qui portent un regard amusé sur l’aménagement de l’espace public accueillent les visiteurs dans le hall d’accueil ; tandis que Black (2007) composé de cafetières et de tasses monumentales peintes en noires, disposées sur la pelouse devant le musée, aborde le rapport sculpture/architecture. Par ailleurs, des travaux plus anciens renvoyant à l’inscription d’Oppenheim dans des mouvements artistiques historiques tels que le Land Art et le Body Art réaffirment la perméabilité du principe d’exposition. Annual Rings (1968) présenté au sein de l’«Hommage à Vicky Rémy» est un panneau de documentation lié à une performance confrontant le corps à l’espace naturel et passant pas une poétisation du territoire, tandis qu’un ensemble de vidéos, mémoires de performances des années 1970 à 1974 faisant partie d’ «Aspen Projects», épuisent les ressources du corps (comme masse et comme organisme vivant). Nous avons été retenu par une vidéo particulièrement intense qui montre Dennis Oppenheim en train de dessiner sur un mur le motif que son fils trace dans son dos : le corps étant le vecteur de l’expérience esthétique (2-Stage Transfer Drawing, 1971). Nous regrettons que ces films soient si peu mis en valeur à proximité des baies vitrées de l’entrée et qu’ils ne trouvent pas une place plus riche dans l’exposition.
La salle centrale du Musée d’art moderne est particulièrement impressionnante avec une mise en espaces et un choix de dispositif d’accrochages très réussi. Deux œuvres de la même période y sont réunies, deux installations qui mettent à l’épreuve le langage et le phénomène de mimétisme. Theme for a Major Hit (1974) présente 22 pantins de 80 cm de hauteur qui sont régulièrement animés par des dispositifs mécaniques. Le rythme donné à cette danse, où chaque individu ressemble à son voisin et produit les mêmes gestes, est une chanson écrite par l’artiste dont le refrain «ce n’est pas ce que tu fais, c’est ce pourquoi tu le fais » renvoie directement à la position de l’artiste. Quelle implication peut-il jouer grâce à sa pratique artistique ? Avec quelles formes ses idées peuvent-elles être servies ? Les pantins ne sont-ils pas des projections du spectateur subissant des manipulations impulsées par le système du monde de l’art, parfois sans doute trop naïf devant ce qu’on lui impose de voir ? Le son de la musique est à certain moment quasiment inaudible, du fait du bruit des moteurs suspendus. Oppenheim joue sur cette perte du message sonore qui rentre directement en écho avec la seconde œuvre de la salle mettant en scène une confrontation verbale autour des mots «BLACK» et «WHITE». La Table Piece (1975) place face à face deux marionnettes assises au deux extrémités d’une très longue table de 18 mètres de longueur, dont la couleur du plateau décline progressivement du noir au blanc. La mâchoire des deux mannequins est motorisée pour articuler des syllabes devant des micros qui spatialisent le son sur toute la longueur de la table. Cette sorte de joute oratoire impossible décompose les mots, les triturent, les abîment jusqu’à leur faire perdre tout sens, jusqu’à tomber dans un échange incohérent.
Le catalogue publié à l’occasion de cette exposition regroupe un nombre significatif d’œuvres de Dennis Oppenheim dépassant largement le cadre de celles présentées à St Etienne. Il s’agit d’un parcours rétrospectif passionnant qui aborde différentes périodes et types d’interventions : l’iconographie démontre une envie permanente de faire voler les cadres en éclat et de sans cesse chercher à les réinventer.
Catalogue : textes de Lóránd Hegyi et Alberto Fiz (Silvana Editoriale, 135 pages, 18 euros).