Bourges, 16 novembre 2013. Un petit groupe investit la Place Jacques Coeur, par un temps glacé. Une pizza vient d'être livrée, là au coin de la rue et une chanson de rap démarre, fragile, a cappella, sur un fond de beat-box improvisé… les paroles - il s'agit d'une reprise d'un morceau de rap des années 1980 - ont été réécrites et parlent maintenant d'amour.
Le festival Bandits Mages bat son plein, conférences, projections, casting aux allures de tournage, et série de performances. C'est dans ce contexte que A Constructed World et Speech and What Archive1 ont été invités à présenter leur projet «Satisfaction Without Delay».
Speech and What? Qu'avez-vous dit, je ne suis pas sûre de comprendre ?
A Constructed World est un duo d'artistes australien, composé de Jacqueline Riva et Geoffrey Lowe, aujourd'hui basés à Paris. Leur travail, qui mélange les divers modes de pratiques artistiques, de la peinture à l'installation en passant par la performance, intègre l'humain comme un élément constitutif et discursif pour questionner les modes de création collectifs et intégrer le « récepteur » comme donnée déterminante. En effet, ces derniers invitent régulièrement des personnes, liées ou non au monde de l'art à participer à leurs créations. «Stay in groups», ou «No need to be great» sont deux slogans clamés par le duo qui définissent une pratique aux contours hybrides, où la forme, s'il en est une, n'existe que sous celle de l'expérimentation. Pas besoin, donc, d'être un regardeur averti pour saisir que ce qui nous est donné à voir n'est qu'une tentative parmi d'autres de penser l'art comme une forme mouvante, un dialogue, un échange. Un de leurs projets, par exemple, intitulé Explaining contemporary art to live eels (expliquer l'art contemporain à des anguilles) consiste en une performance au cours de laquelle plusieurs personnes, invitées par les artistes, prennent la parole devant un point d'eau contenant des anguilles. Ces poissons, connus pour leurs déplacements dans les diverses mers du globe, sont ensuite libérés, afin de permettre la diffusion des messages qui leur ont été communiqués. Le projet déplace ainsi le discours sur l'art vers un public non averti, voire même à ce que l'on pourrait qualifier de non public - en effet, comment définir ici ce banc de poissons ? En plaçant la parole au centre du projet, ACW interroge la notion d'adresse - au sens de s'adresser à - et lui donne une modalité d'existence.
Depuis leur arrivée en France, ces deux artistes ont initié un projet de recherche, Speech and What Archive. Ce groupe, qui rassemble autant de spécialistes que de jeunes acteurs du monde de l'art, a été mis en place pour répondre aux besoins expressément motivés d'élargir la pratique collective, non plus selon les modalités du duo, mais selon celles du groupe, avec sa variété d'acteurs. Treize personnes s'activent aujourd'hui à définir ces modalités et s'interrogent sur le «quoi faire ensemble» et le «quoi conserver». Cet organisme - au sens multicellulaire du terme - fonctionne à la manière d'un organe de prise de décisions collectives, en se constituant aussi bien comme producteur que comme spectateur.
Créé en 2009, SWA a depuis réalisé de nombreuses performances ainsi que plusieurs publications, en s'appuyant notamment sur l'idée de not knowing, de non savoir comme espace partagé. Aussi farfelu que cela puisse être, il s'agit de créer des situations, des tentatives et des échanges dans lesquels aucun n'est expert et où la certitude comme la validation n'ont de prise. L'une des formes développées par le groupe est celle du Medicine Show. Les Medicine Shows tirent leurs origines de divertissements réalisés par des colporteurs dans les États-Unis du XIXe siècle, qui cherchaient à vendre des élixirs miracles tout en divertissant les badauds avec des spectacles musicaux, des tours de magie, des blagues, ou des récits. Repris par le collectif, le Medecine Show développé par SWA se présente comme une succession de courtes performances, de discours, de speeches, de conversations, de conférences, de poèmes, de chansons, de télépathie et de jeux d'équilibres, un ensemble d'actions qui tend à matérialiser un niveau de confiance entre les gens, tout en confrontant pluralités de points de vue et multiplicités de paroles.
Pour Bourges, le projet Satisfaction Without Delay s'est développé sous la forme de micro performances, répétées sur la durée du festival et dispersées dans la ville. De jour comme de nuit, dans la rue, un café, au musée des Arts décoratifs, dans les marais ou ailleurs, les performances se sont jouées et rejouées comme autant de fragments autonomes. Des poèmes classiques français, traduits tant bien que mal par un anglophone, une pyramide humaine vacillante, une conférence de philosophie sur la question de la satisfaction, des chansons de rock aux paroles modifiées et plus encore... toutes adressées à un public changeant voir même absent. Cette série d'éléments fragmentaires a été compilée sous la forme d'un Medicine Show final donné le dernier soir au théâtre Jacques Coeur.
En parallèle, SWA présentait à La Box une nouvelle Paper Room produite à cette occasion. Cette structure de papier est une archive vivante des actions du groupe et rassemble de la documentation liée aux précédents Medicine Shows déjà réalisés à travers le monde. Elle est devenue, pendant le festival, le support des actions journalières documentées en direct, accumulées et superposées, pour ensuite servir de décor et de partition lors du show final en se dépliant sur le sol de la scène.
Si le Medicine Show apparaît comme une forme entière, il s'agissait pourtant de mettre bout à bout des éléments disparates, qui associés prennent sens. Celui de l'adresse, de l'expérimentation et de la tentative, de la satisfaction directe, sans médiation, énoncée frontalement. Pas de costumes ou d'artifice, ni d'illusion, un peu de nudité, et la question de l'être et du faire à plusieurs. Des situations d'hésitation, de maladresse et de fragilité. Pour le festival Bandits-mages, c'est ainsi la structure même du Medicine Show qui s'est déployée et donnée sans délai.