Le musée départemental de Rochechouart organise la première rétrospective de Carolee Schneemann en France. Cette initiative est à saluer, car les thématiques travaillées par l’artiste élargissent notre vision de ce que l’art peut apporter à notre pensée du monde et, plus largement, s’intéressent aux productions qui engagent l’histoire dans sa réécriture par des regards différents. À cette occasion, la conservatrice du musée, Anabelle Ténèze, enrichit la collection de la dernière installation conçue par l’artiste autour de la tragédie du World Trade Center (Terminal Velocity, 2001-2005). Connue pour ses performances féministes et ses films expérimentaux des années 1960-1970, l’artiste reprend l’esthétique mise au point dans le film Viet Flakes (1965) et s’attache aux images qui ont circulé lors de l’événement traumatique du 11 septembre 2001. Elle souligne le rapport à l’histoire en l’inscrivant dans l’intime, à hauteur de l’événement historique, par la confrontation de l’humain et des signes de pouvoir, des corps disloqués avec une grille moderniste très dure, qui évoque des photographies d'Alexandre Rodtchenko. On assiste ainsi à un pouvoir qui se défait et l’artiste interroge le rapport ténu entre le réel et la fiction dans la diffusion d’images médiatisées à outrance.
Un engagement humaniste face à l’histoire
En sept salles à l’accrochage ample, qui permet de profiter des projections et des œuvres fixes, nous découvrons un ensemble qui confronte une pensée plastique à des sources médiatiques et historiques. Au final, c’est à un véritable travail de réflexion personnel, à un retour sur soi et à son propre rapport au monde que Carolee Schneemann nous convie. En commençant par la salle du deuxième étage, on remonte le temps, à partir des événements du 11 septembre 2001, dont chacun/e garde trace dans sa mémoire, se remémore le moment où il/elle a appris ce qui se passait. Cette entrée permet de saisir les autres propositions, dans ce rapport à l’événement immédiat, à l’actualité qui se transforme en histoire, processus auquel l’exposition nous invite à travers un choix restreint d’œuvres qui saisissent les enjeux de l’ensemble du travail.
Schneemann s’intéresse à la guerre après s’être intéressée aux violences envers les femmes, régies par les mêmes mécanismes psychiques. Pour la première fois, des collages liés à Meat Joy (1964) sont exposés, mémoire visuelle et vidéo de la performance qui eut lieu au Festival de la libre expression à Paris. L’historienne de l’art Amelia Jones affirme que de nombreuses représentantes de l’art corporel féministe, telles Lynda Benglis, Carolee Schneemann ou Hannah Wilke ont été marginalisées par l’histoire de l’art en raison de l’autorité critique détenue par des journalistes sexistes1. Excédée par cette assignation à un objet, à une image, Schneemann va créer ses propres représentations, diffuser ses propres expériences et contester les limites des territoires qui lui sont assignées. Cette contestation venue des marges amène l’artiste à se confronter à d’autres formes dominantes, pour déjouer les médias, leurs valeurs, et construire son propre regard sur le monde. Dans l’exposition, elle interroge ainsi les guerres et s’implique dans toute forme de violence et de domination, entrecroisant en permanence les références à ses travaux antérieurs.
Pensée sensible face aux événements traumatiques
Le pacifisme de l’artiste l’amène à s’opposer à la guerre du Vietnam par la réalisation d’un film (Viet Flakes, 1965), qui est un véritable collage d’images de presse filmées, mises en mouvement, associées à un collage musical saccadé qui allie la musique pop occidentale et vietnamienne à des sons plus stridents, semblables à des réminiscences soudaines. Le film est ensuite inséré dans une performance de groupe, Snows (1967), où les corps expriment les rapports humains violents dans une ambiance de fin du monde. L’exposition de photographies retouchées par l’artiste et des dessins préparatoires vient compléter le dispositif de cette salle, qui permet de comprendre la relation étroite entre les supports utilités tout au long du processus créatif, pour évoquer un engagement face à l’histoire en train de se faire, pour expurger sa colère. Cette exposition s’inscrit d’ailleurs dans la filiation de Face à l’histoire (1996), même si elle n’est pas explicite.
Particulièrement touchantes, les condamnations de l’utilisation massive et cruelle des animaux sont récurrentes, car Carolee Schneemann s’intéresse aux tortures qu’on leur inflige. Dans Precarious (2009), l’extrait d’un film de Sergueï Eisenstein présente un ours enchaîné, auquel on fait jouer un rôle de pitre pathétique, en une dérisoire monstration de la domination humaine sur une autre espèce. Des photographies de chats enfermés dans des cages en Chine, dans l’attente d’une mort cruelle (chats écorchés vifs pour leur peau ou leur viande, car plus l’adrénaline est concentrée, plus elle est censée apporter longévité, sexualité et autres fadaises), sont insérées dans des collages, associées à des images de bombardements et de charniers dus à la vache folle (Cages Cats I et II, 2005), en une confrontation qui interroge sur le sens de ces violences. Ce rapport à l’autre prolonge la résistance de l’artiste face aux dominations et aux aspects particuliers qu’elles prennent au cours de l’histoire, en écho à la pensée du « devenir-animal » de Gilles Deleuze et Félix Guattari ou à « la guerre des espèces » théorisée par Jacques Derrida 2. Si l’exposition n’aborde pas directement ce sujet, cette vision antispéciste complète la vision pluraliste des engagements de l’artiste, dont l’exposition permet de saisir l’ampleur.
Réactualisation du travail engagé
L’accrochage se termine par deux œuvres installées dans les combles, un cadre magnifique. More Wrongs Things (2000-2001), composée de quatorze moniteurs qui projettent en boucle des images de chaos et des extraits d’expériences anciennes de l’artiste, désoriente notre compréhension des représentations, en écho au chaos médiatique. Différentes figures du désastre s’entrechoquent avec la libération du corps humain. La dernière pièce, Precarious (2009), nous englobe au contraire dans les images, par un mécanisme de projection mouvante et de répercussion sur des miroirs, qui s’entrechoque avec l’environnement sonore. L’ours enchaîné, le perroquet à la danse frénétique, des prisonniers philippins et l’artiste elle-même composent des registres de danse variés, entre une danse libératrice et une autre qui enferme, en raison de la violence imposée par la prison, la folie ou l’esclavage. La fragmentation des figures, leur stratification et le mouvement permanent des projections permettent de garder l’énergie à l’œuvre dans tous les fragments et de les fusionner partiellement.
Carolee Schneemann associe sa propre subjectivité à des éléments issus de contextes précis pour engager un va-et-vient d’identification et de réflexion distanciée avec le public, sans lui imposer un point de vue hégémonique ou aseptisé. L’artiste dérive à partir de la peinture pour inclure d’autres médiums, des corps, de la vidéo, une photographie, des collages, des installations complètes qui soulignent l’enchaînement des événements, notre fragilité humaine, le flux grandissant d’images qui nous parviennent. Elle déplace l’érotisme féminin présent dans les premiers travaux sur d’autres représentations corporelles, pour donner une épaisseur humaine aux catastrophes. En mêlant systématiquement des images issues de son univers intime à celles qui sont issues du monde, à d’autres univers intimes entrés dans le champ de l’actualité, de l’histoire en train de s’écrire, l’artiste propose d’effectuer des liens, de rendre sensible notre empathie envers les autres. Ce processus de partage des points de vue participe d’un point de vue pacifiste, féministe, antispéciste qui souligne ce que cette génération d’artistes peut encore apporter à notre compréhension du monde.
On regrettera de ne pouvoir poursuivre cette déambulation dans une œuvre aux supports variés peu exposée en France, car l’exposition convie à une vraie revisite des travaux de Carolee Schneemann et nous permet de partager, au travers de ces réflexions plastiques, une pensée du monde qui aspire à nouvel ordre moins violent. Affronter les images qui forment nos connaissances, les nourrir d’affects et de mémoires particulières, rendre à l’humain sa place au sein de ce chaos mondial, peut-être est-ce le meilleur enseignement vers lequel l’exposition nous porte, vers une pensée personnelle du monde qui tente d’en déjouer les artifices, vers une véritable connaissance qui se veut réflexive et nous redonne une maîtrise de nos choix de vie.
Notes
- Amelia Jones, «Jouer ou déjouer le phallus : quand les hommes artistes mettent en scène leur masculinité (1994)», et «Postféminisme, plaisirs féministes et théories incarnées de l’art (1993)», in Fabienne Dumont (dir.), La rébellion du Deuxième Sexe – L’histoire de l’art au crible des théories anglo-américaines (1970-2000), Dijon, Les presses du réel, 2011, p. 357-358 et p. 457-460.
- Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux – Capitalisme et schizophrénie, Tome 2, Paris, Éditions de Minuit, 1980 et Jacques Derrida, L’animal que donc je suis, Paris, Galilée, 2006.