«Il n'y a dans l'île qu'une seule maison, mais grande, agréable et commode, qui appartient à l'hôpital de Berne ainsi que l'île, et où loge un receveur avec sa famille et ses domestiques [...]. L'île dans sa petitesse est tellement variée dans ses terrains et ses aspects qu'elle offre toutes sortes de sites et souffre toutes sortes de cultures. On y trouve des champs, des vignes, des bois, des vergers, de gras pâturages ombragés de bosquets et bordés d'arbrisseaux de toute espèce dont le bord des eaux entretient la fraîcheur [...].»
Jean-Jacques Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire, «Cinquième promenade»
L'auteur des Confessions et de Julie ou la Nouvelle Héloïse séjourna sur l'île Saint-Pierre, baignée des eaux du lac de Bienne, en Suisse, les mois de l'été et de l'automne 1795. Peu nous importe ici les circonstances politiques et de censure de ce «séjour» insulaire forcé, ou que Rousseau le trouvât si «charmant», éprouvant un infini «bonheur», qu'il ne désirât point le quitter lorsqu'il lui en fut transmis l'ordre par le bailli du canton de Berne. Rousseau, seul, dans la respiration d'une nature qui l'enveloppe et qu'il découvre dans des sentiments aiguisés de quiétude, y pratiqua la promenade et se dédia à l'herborisation. «J'entrepris de faire la flora petrinsularis et de décrire toutes les plantes de l'île sans en omettre une seule, avec un détail suffisant pour m'occuper le reste de mes jours.» Le «séjour» ou, aujourd'hui, pour un ou une artiste, la «résidence» peuvent avoir cette vertu du temps suspendu et délié, de la déambulation patiente, du travail préparatoire tout à la fois rigoureux et inattendu, fait d'esquisses, de ratures, de reprises, de craintes, de troubles, d'émotions, de sensations à fleur de perception et de toucher, de rencontres. Un temps intime d'immersion dans les
«natures», les «paysages» ou les formes d'un lieu, dans son histoire ou/et ses mémoires, dans ses secrets aussi, ses masques, ses artifices, ses mouvances, ses surprises, ses violences, ses détails, ses minuscules soubresauts, ses lumières frêles, ses ombres variantes.
La résidence de Dominique Ghesquière sur l'île de Vassivière, à l'invitation de Marianne Lanavère, directrice du centre d'art et du paysage, durant l'automne 2012 et le début de l'hiver 2013, fut en bien des aspects de cet ordre-là, qui a conduit à cette exposition Terre de profondeur, se dessinant en un déploiement de fragments, de moments enfouis ou minuscules du paysage environnant. De cet ordre-là, c'est-à-dire, de l'ordre de la promenade, incessante, répétée, et d'une exploration de la part de l'artiste - qui vit et travaille à Paris - précise, à l'écoute des souffles, des vents, des écumes, des ombres, des fissures, des solitudes, des récits anciens. Pour cet objectif qu'est donc l'exposition - non plus l'herbier quasi encyclopédique de Jean-Jacques Rousseau, mais en est-on si éloigné ? -, ce moment spatial et temporel de fixation des choses, ce moment étale du paysage de Vassivière à la fois dans son artificialité, dans ses temporalités et dans ses instants traces… Ainsi pourrions-nous décrire la composition visuelle, sculpturale et contemplative qu'est Terre de profondeur… Une composition qui tisse l'imperceptible, l'invisible, le caché, l'écoulement d'un temps saisonnier, la mort.
Les pièces sculpturales façonnées par Dominique Ghesquière, marquées de mélancolique lenteur et de délicate patience, faites de feuilles séchées, de fougères cueillies, d'infimes traces de peinture aux franges incertaines de la disparition tels les mouvements aléatoires de l'écume, d'un timide rai de lumière projeté - vacillement d'une clarté reproduite au plus minimal des moyens -, de terrifiants câbles électriques, s'immiscent en discrétion à l'intérieur du centre d'art, du phare plongé dans ses pénombres au « petit théâtre » ouvert vers le lac et le barrage. Comme des éléments du paysage qui viendraient se nicher, se couler, s'enrouler, s'étendre, se décomposer, s'effriter à l'intérieur de ce lieu devenu lui-même intégrante partie du paysage si humain qu'est Vassivière.
De respiration (2013), amas de feuilles séchées appuyé contre le mur circulaire du phare, à passage (2013), sorte de «champ» ou de « prairie » de fougères ramassées, collectées, tout au long d'un automne et méticuleusement refixées («replantées») sur le sol architectural du «petit théâtre», l'artiste transporte et double (ou dédouble) tout à la fois ce qui pourrait être un acte mimétique de la nature. Un acte de représentation qui nous renverrait vers les peintres de paysage, par exemple. On pense à Courbet et à ses paysages de sous-bois au bord de la Loue. Ainsi, l'œuvre installation respiration défie et confirme ces possibles interprétations. Si Dominique Ghesquière place le visiteur dans l'anodin, le familier d'un tas de feuilles séchées - une nature morte, en quelque sorte, mais qui est dans le devenir même de cet acte vivant du temps -, elle le place également dans l'alerte de sa perception et de sa sensibilité. Parce qu'elle isole, soudain, par son geste cet amas, parmi tous les amas de feuilles que le vent accumule, minuscule phénomène qui nous échappe, décuplant nos sensations, nos tensions, notre attention à vif. Parce qu'elle le fait vibrer dans les clartés moirées du phare, «respirer» par un mécanisme dont le son fabriqué et inquiétant nous met en éveil : nous hésitons entre le souffle du vent ou un râle. Ainsi le « déplacement » auquel procède l'artiste se fait, certes, par l'illusion de la représentation, mais elle le fait par le saisissement d'un instant, qui est là isolé dans les architectures des salles du centre d'art, qui résonne dans l'amplitude du lieu dans un saisissement presque originel, discret, ciselé par le cycle des saisons ou par la main industrieuse de l'homme. Un instant passant, radiant ou obscur. D'où la mise au jour d'un aiguisement du regard et du monde. Et le trouble accompagné de déséquilibres qui prennent le visiteur lorsqu'il s'aventure sur cette terre de profondeur, ce sol craquelé, fragmenté, instable, en terre cuite, qui occupe tout le sol de la nef, diffracte un moment singulier de l'histoire de l'île et du lac. Ce moment, en 1995, où le lac fut pour la deuxième fois vidangé laissant affleurer des couches de limon, des lignes d'un paysage enseveli, ignoré, qui disparaîtra encore. Comme une remontée d'un monde d'avant le paysage, d'avant le maintenant de ce paysage de Vassivière dont Dominique Ghesquière dévoile les dessous.
Que nous dit Ghesquière qui, ici, approfondit encore son travail antérieur sur les objets et les éléments naturels ? Que tout paysage est artifice, composition, tissage, dédoublement, ou construction ? Que ce paysage qu'elle replace dans le cœur d'un « paysage d'exposition » est tout aussi voué à la disparition, à l'effacement, à ce temps buté de la mort : celui des saisons, celui de l'exposition elle-même. Et ainsi, le temps de l'exposition se coule dans le temps humain ou de la nature. Le geste artistique étant cette superbe et translucide saisie de l'inexorable et de l'infime.