Inspiré par les utopies architecturales, le travail plastique de Ian Kiaer se situe dans un temps réflexif, entre projet, idéal, rêve et réalisation. Déployant, entre sols et murs, des installations précaires composées de matériaux du quotidien, l’artiste manie avec précision l’art de la composition et du détail. Pour sa première exposition personnelle en France, Ian Kiaer investit le centre d’art de Vassivière, conçu par Aldo Rossi et Xavier Fabre. Tout en étant déterminées par le modèle architectural existant, ses propositions déjouent les contraintes des espaces tels qu’ils furent conçus par les architectes, en questionnent les échelles et les fonctions.
«Une barre et une tour», tel était le dessein d’Aldo Rossi lors de sa première visite sur le site.
Verticalité : nous pénétrons dans le cône. Sur les parois de pierres est projetée, en gamme de gris, l’image en mouvement d’une maquette flottant en temps réel sur les eaux du lac de Vassivière. Une sphère parfaite : la clé de voûte des grands architectes utopiques du siècle des Lumières. L’espace, plongé dans la pénombre, est éclairé par une lumière zénithale. On monte au sommet de l’escalier hélicoïdal où tout converge, curieux d’élargir notre point de vue. Au XVIIIe siècle, Claude-Nicolas Ledoux situait toujours ses projets de cités idéales dans des paysages harmonieux : une végétation luxuriante structurée au moyen de l’architecture. Nous y sommes.
Changement de plan : horizontalité. Confronté à la stature imposante de «la nef», Ian Kiaer expérimente la réalité du contenant, l’espace d’exposition pour lui-même. Les fenêtres sont obstruées, les néons décrochés et posés au sol. Le vide ou presque.
Dans un angle, au fond de cette vaste pièce, flotte une forme gonflable et transparente, une enveloppe suspendue et mobile. Empruntant sa silhouette en coque de bateau à la charpente, cette poche d’air s’impose tout en légèreté dans l’espace, souligne et déstabilise l’aplomb de la masse architecturale. Structure pneumatique, alternative nomade à l’ossature pesante du bâtiment, la forme signale son autonomie. Capsule close sur elle-même, confinée entre quatre murs, elle marque l’impasse des architectures utopiques des années 70.
Posée sur le sol de granit, une bâche en plastique peinte à la feuille d’argent, rectangle désaxé au regard du parcours imposé par l’architecture, désoriente le pas du spectateur. Une tâche de lumière ponctuant l’espace. On la contourne, on la contemple, on se mire dans ses reflets.
Entre plein et vide, permanent et transitoire, mobilité et stabilité, dessous et dessus, les volumes et les surfaces se dénivellent de manière à souligner le jeu de la combinatoire.
Nous empruntons l’escalier pour descendre dans «l’Atelier».
Dans cet espace, l’échelle est celle de la maquette mais aussi celle du projet. L’artiste y traduit sa rencontre avec Aldo Rossi à partir de fragments d’images et de constructions. «Ed io anche son pittore» (Moi aussi je suis peintre) est la devise placée en exergue de l’Essai sur l’art d’Etienne-Louis Boullée, une conviction de l’architecte selon laquelle la pensée et l’image du bâtiment sont aussi importantes que sa construction.
Le corps du spectateur doit se plier au dispositif de Ian Kiaer pour appréhender les éléments disséminés sur le sol ; des maquettes miniatures du bâtiment exhumées telles quelles des archives du centre d’art, assemblages frustes de matériaux marqués par l’usure du temps, une empreinte partielle du parquet londonien de l’artiste peinte sur une bâche en plastique, une forme en plexiglas, citation du paysage, placée sur un bloc de béton cellulaire, entre autres poussières d’argent. L’architecture vécue que l’on arpente se réduit à des bribes de matière documentaire que l’on survole du regard. Un carrousel fait défiler les diapositives des études préparatoires et du chantier, la réflexion et sa mise en œuvre, avant l’éclosion dans le paysage. C’est dans ce temps intermédiaire entre l’idée et sa réalisation que l’imaginaire prend tout son sens.
Chacun peut, en regardant ces archives de la construction en devenir, y voir la maquette d’une autre architecture possible. Nous pouvons projeter, à partir de fragments, le lieu idéal. Ce sont les formes que l’architecture aurait pu prendre si pour une raison ou pour une autre, elle n’était pas devenue telle que nous la voyons aujourd’hui. Se plaçant en acteur d’une histoire qui se poursuit, Ian Kiaer reconsidère le bâtiment et y dessine sa propre trajectoire, confrontant le projet présumé à sa perception des lieux.
«Un bâtiment n’a jamais autant de sens que quand il change d’usage» - Aldo Rossi.
Les murs latéraux de la «salle des études» sont troués de fenêtres en demi-lune offrant, à hauteur d’yeux, une vue sur les alentours. L’artiste recouvre partiellement un troisième mur de grands lés de papier blanc sous plexiglas. Interrogeant la frontière fragile entre l’intérieur et l’extérieur, des fragments de l’architecture et du paysage viennent s’y refléter, projetés par la lumière du jour. L’œuvre se fond dans le décor référent, qu’elle montre.
Sobriété énigmatique. Une puissance poétique émane de la banalité des matériaux et de l’économie du geste dans l’espace.
Un petit nombre d’éléments sont disposés au sol, agencés minutieusement les uns par rapport aux autres dans un jeu d’équilibre et de tension parfaitement maîtrisé. Un personnage d’à peine quelques centimètres de haut, placé dans l’ombre d’un ballon en caoutchouc sombre et opaque, l’explosion sculpturale de cette sphère en un délicat assemblage de petits polygones filtrant la lumière par transparence, une bâche, un cercle... Des formes élémentaires entrant en résonance avec les utopies lumineuses passées. Des formes simples, empruntées à la nature. Car «tout est cercle dans la nature, écrivait Claude-Nicolas Ledoux, la pierre qui tombe dans l’eau propage des cercles indéfinis (…), les planètes parcourent leur immense orbite» 1. Si l’on ajoutait ne serait-ce qu’un seul objet à la composition de Ian Kiaer, l’harmonie d’ensemble serait brisée. Le presque rien se trouve sublimé dans la plénitude de la composition, chaque détail devenant une composante essentielle du tout. Le juste rapport entre les choses est complexe et fragile. Un simple relief accidentel de l’eau et la pierre qui tombe, ricoche.
On termine notre cheminement par «le petit théâtre», situé à l’extrémité du bâtiment. On y entre par le haut des gradins d’où l’on domine la mise en scène. Dans cette pièce, dédiée aux échanges et aux rencontres, une seule petite fenêtre est placée à hauteur d’homme, ouvrant la perspective sur le barrage du lac de Vassivière. Prenant à contre-pied la fonction de ce lieu, une chaise vide nous fait face, dans un angle opposé de la pièce, invitant à un échange silencieux et réflexif entre regardeur et regardé. Mais si l’on veut saisir l’histoire qui se joue sous nos yeux, il nous faut s’approcher et entrer en scène. L’artiste réinterprète le décor théâtral et déroule, contre un mur, deux larges bandes de papier blanc. Derrière ces rideaux : une autre scène qui se déroule hors-champ. L’intérieur, tranquille, s’oppose aux agitations du dehors que les murs dissimulent. Coup d’œil curieux par le hublot : une étendue bleue bordée par la nature. A quelques centimètres, accroché au mur, on découvre un petit tableau peint par l’artiste : le même paysage, aux couleurs vert d’eau. Emporté dans ce mouvement de va-et-vient entre rêve et réalité, on se surprendrait presque à chercher du regard une sphère flottant à la surface du lac.
Ian Kiaer déprogramme l’architecture du centre d’art de Vassivière. Avec une précise délicatesse du geste et de la matière, l’artiste ajuste les contraintes fonctionnelles à ses recherches plastiques, opte pour la mesure face à la démesure, risque la modestie contre la grandiloquence et insuffle, aux espaces lourds de sens, de nouvelles pratiques habitantes.
«Une barre et une tour» : deux axes perpendiculaires, un repère aux coordonnées variables, ancré dans les courbes de la nature.