Dans son essai A Cinematic Atopia (1971), Robert Smithson problématise les paradoxes topiques du dispositif cinéma, notamment l’immobilité du spectateur et sa focalisation perceptive. Un an après Spiral Jetty, il se met à travailler sur un projet de cinéma souterrain ; le dessin Towards the Development of a Cinema Cavern (or the movie goer as spelunker) imagine un écran creusé dans la roche où seraient projetées les captations de son chantier.
En correspondance avec les spécificités du lieu, les espaces du Frac Limousin se situant en demi sous-sol dans les entrepôts abandonnés des coopératives ouvrières limougeaudes, Caverne Cinéma prolonge une réflexion amorcée dans Le couloir des miroirs (21 novembre 2008 – 7 mars 2009) sur la collection vidéo du Frac. Exposer un film est un défi dans la mesure où il y a un paradoxe permanent entre les conditions statiques du cinéma et la dynamique de déambulation dans un espace d’exposition. Nombreux spectateurs expriment leur malaise face aux conditions des installations vidéo. Le parti pris de Yannick Miloux est de construire une programmation de films dans un espace, problématisant ainsi de manière frontale la question de la durée.
Les films se déploient dans les anciens chais de la galerie des Coopérateurs, construisant une enfilade d’états cinématiques. Par sa linéarité, l’espace construit une chaîne de séquences aux durées et formes variables. Les vidéos présentées sont contemplatives et immersives, constituées pour la majorité de plans séquences au cadre fixe, générant ainsi des affects particuliers liés à l’expérience de la durée, à la manière d’images-temps. L’exposition manipule ses temporalités dans l’espace avec des correspondances, des mises en regard et des gradations, créant une forme de dramaturgie cinématographique.
À l’entrée, l’image de la série Player (2007) de Cécile Hartmann introduit la question du corps regardant, à travers une mise en scène elliptique d’un joueur devant un écran. En écho, Labyrinth vert (2001) et Sonate pour 2 (2006-2011) de Véronique Rizzo, deux animations minimales de boules rebondissantes évoquant une esthétique désuète du jeu vidéo, se déploient dans la première travée. Entre un potentiel jeu invisible dans l’image de Cécile Hartmann et un jeu vidéo agrandi à la taille d’un tableau géométrique abstrait, le spectateur se place d’emblée dans une problématisation de son regard par rapport au contexte physique de son expérience.
Du virtuel au minéral, le projet Supra Continent (2010) de Cécile Hartmann, captations autour d’une rivière du centre de la France, propose un dialogue entre une vidéo et des tirages photographiques. La travée suivante présente d’une part Morning View d’Armelle Aulestia (2004), un plan fixe sur un soleil ascendant, et de l’autre un diptyque de Chen Yang Voyage (2009) avec la captation d’une fleur dans le vent et un dessin en cours de ce plan même. Des mécaniques de formes synthétiques on dérive vers des mécaniques naturelles – dynamiques des eaux (Hartmann), des vents et des cumuli (Yang), du soleil (Aulestia). Il s’agit de captations où le regard se pose en observateur dans la temporalité des phénomènes, entre fugacité et permanence.
On enchaîne dans un temps animal dilaté avec l’œuvre d’Ariane Michel Sur la terre (2005). Treize minutes où l’on observe, allongé comme eux, les ballottements las d’une colonie de morses sur les rivages du Groenland. C’est peut-être un transfert ou l’effet hypnotique des mouvements de l’animal : les activités lascives des morses appellent le sommeil du spectateur dans l’écho lointain d’un temps millénaire des premiers mammifères. L
e temps de l’animal se prolonge dans le film de Nicolas Prouvost Papillon d’amour (2003-2005), où la silhouette de la femme chaman de Rashomon d’Akira Kurosawa se transforme par un effet miroir en une forme convulsive de femme papillon. Si Ariane Michel propose une projection de l’homme dans l’animal, Nicolas Prouvost projette l’animal dans l’homme ; il s’agit alors du temps d’un rêve.
Entre ces regards croisés, l’œuvre collaborative de Marilyn Minter et Mika Rottenberg Fried Sweat (2008) introduit la transition du miroir. Il faut soulever la photographie d’un torse perlant de Marilyn Minter pour voir la vidéo à travers un trou dans le mur. Encadrée de miroirs, elle se dédouble, quadruple de manière kaléidoscopique. Le regard pénètre dans une corporation où trois personnages élaborent une mécanique des corps ; la sueur est au cœur de la chaîne de production. Le travail propose de concilier le temps de la production sérielle et le temps organique, en rappelant au spectateur la présence de son corps notamment par la manipulation de l’image.
L’exposition se clôture sur l’installation Nuit d’un jour (2007) de Véronique Boudier qui figure en temps réel l’incendie d’un décor. La boîte de miroirs de Fried Sweat crée un dispositif artificiel de perspective, l’œil revient des étendues vers des espaces contraints. Nuit d’un jour présente de la même manière une pièce en perspective, qui va progressivement se dégrader par le feu. Des espaces naturels et surnaturels aux espaces habités, l’œuvre nous ramène vers un temps humain dans sa nature à la fois dramatique et inconditionnelle, à la manière d’un memento mori.
Il est important de souligner l’importance historique du projet de Robert Smithson autour de «l'underground cinema» dans la compréhension des développements postérieurs du médium vidéo : l’apparition de la caméra vidéo Portapack, le développement du film «structural» (Paul Sharits, Michael Snow, Hollis Frampton), l’apparition du concept d’Expanded Cinema (Gene Youngblood) et le début des analyses saussuriennes sur le dispositif cinéma (Christian Metz et Jean-Louis Baudry).
«Caverne Cinéma» est une construction linéaire renforcée par l’architecture du centre d’art, qui par l’ingéniosité de son agencement permet de mettre en valeur le fait que les œuvres filmiques offrent des percepts sur le temps, dans la perspective d’un «cinéma élargi». Cette particularité cinématographique tient aussi au fait que la majorité des œuvres présentées entretiennent un rapport de dépendance avec le cinéma, du moins dans leurs dispositifs. L’analyse psychanalytique du cinéma comme caverne des simulacres a condamné le spectateur à la passivité. Or avec le développement du numérique, les nouveaux usages du support film – des technologies tactiles (smartphones et tablettes) aux futures Lunettes Google, reconfigurent les paramètres du dispositif car le spectateur n’est plus immobile. C’est une donnée déterminante que l’on observe très clairement dans les installations vidéo des artistes aujourd’hui, notamment dans Fried Sweat de Mika Rottenberg et Marilyn Minter.
* «Ce que j'aimerais faire c'est construire un cinéma dans une cave ou une mine abandonnée» - Robert Smithson, extrait de l’essai «A Cinematic Atopia» (1971), in Robert Smithson: The Collected Writings, édité par Jack D. Flam, University of California Press, 1996.