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Cher·e madcelt2002

par Élise Legal

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Cher·e madcelt2002,

Je vous écris suite à la commande passée le 25 juillet 2022 à 16 heures 27 sur le site eBay. Le numéro de commande est le 10-08907-90879. Le numéro de suivi est le C00HHA0240472359. Le total de la transaction s’élève à 13,35 GBP. L’objet acheté en ligne a été payé le 26 juillet, envoyé le lendemain 27 juillet et livré le 29 juillet. Le code postal de la livraison est le SW114AN à Londres.

Cela étant dit, je n’ai rien reçu. Je pensais ne pas obtenir gain de cause, je n’ai pas voulu perdre du temps à réclamer un objet perdu, voilà pourquoi je ne vous ai pas écrit plus tôt. Je ne suis même pas sûre d’être en mesure de pouvoir dire que je l’ai perdu puisque je ne l’ai jamais vraiment possédé. Je n’avais pas non plus envie de discuter avec des bots informatiques qui n’auraient certainement rien fait pour que je reçoive l’objet escompté mais tout pour que j’en ai l’impression.

Je vous ai acheté un objet sur le site eBay désigné ainsi : vintage Lloyds Bank black plastic horse head money box 70s/80s Rare. En effet, l’été dernier j’ai effectué des recherches à Londres dans les archives de la Lloyds Bank, l’une des plus anciennes banques au monde. En résumé je voulais voir à quoi ressemblaient les premières formes de monnaie en circulation sous l’avènement du capitalisme. En revanche, j’ai raconté à l’archiviste qui me recevait que je m’intéressais à l’évolution iconographique de l’emblème de leur ancestrale banque, à savoir un cheval noir. Il apparaissait sur des chèques datant du dix-neuvième siècle, des circulaires internes, des livrets publicitaires. L’archiviste allait et revenait des salles frigorifiées en me rapportant ce qu’elle pouvait trouver, s’excusant que le cheval n’aie pas tant changé que ça depuis toutes ces années.

À la fin du rendez-vous, elle m’apporta une tirelire en plastique, qui datait des années 80 et tenait dans une main. C’était la tête du cheval noir. Il n’y avait rien dedans.

Il était indiqué dans une circulaire publiée en 1985 que « The Black Horse, une des marques distinctives de la Banque depuis le milieu du XIXème siècle, est un des symboles les plus forts de n’importe quelle organisation dans le monde ». Je l’ai trouvée très belle votre tirelire. J’ai voulu la posséder dans l’idée d’y insérer des pièces de monnaie. En rentrant, j’ai immédiatement enchéri sur eBay pour pouvoir l’acquérir. J’ai effectivement opté pour la vôtre puisque votre offre s’avérait être celle qui proposait le meilleur rapport qualité prix. Comme vous le savez déjà, j’ai rempli et accepté les conditions de vente exigées. Et pourtant je le redis ici : je n’ai jamais reçu la tirelire tête de cheval.

En allant dans les archives de la Lloyds Bank, je voulais voir la façon dont on faisait circuler l’argent en remontant aux origines du système bancaire occidental, voir d’où cela avait commencé. En préparant ma visite, j’avais lu que « l’argent et le langage ont quelque chose en commun ; ils ne sont rien et pourtant tout à la fois. Ils ne sont rien d’autre que des symboles, des conventions, flatus vocis, et pourtant ils ont le pouvoir de persuader les individus d’agir, de travailler et de transformer des choses physiques1. » Les mots et les monnaies se traduisent, comme s’ils partageaient la même grammaire universelle, digitale et numérique. L’économie capitaliste fabrique une sorte de langage mondial, les mots finissant par fonctionner au même titre qu’une monnaie d’échange dans une logique d’interchangeabilité. D’autre part, en linguistique « comme en économie politique, on est en face de la notion de valeur dans les deux sciences, il s’agit d’un système d’équivalence entre des choses d’ordres différents : dans l’une un travail et un salaire, dans l’autre un signifié et un signifiant2 ». J’ai pourtant l’impression qu’il est plus difficile d’envisager cette différence d’ordres et ce principe d’équivalence de manière aussi limpide aujourd’hui. À présent, la valeur financière s’émancipe des interactions physiques et palpables des choses entre elles. Les transferts de fonds électroniques déplacent l’étroite relation qui subsistait entre valeur et matérialité de l’argent. Les formes de travail gratuit se multiplient au profit d’entreprises ou d’institutions qui jouent sur la définition que l’on accorde au mot « travail ». La nature de certains emplois entrave la capacité des travailleuses et travailleurs à produire un récit sensé de ce qui est accompli. La valeur, notion employée à la fois en linguistique et en économie politique, mais pour « des choses d’ordre différents », semble au contraire faire se rejoindre les mots et l’argent.

C’est bizarrement à cause de cette abstraction-là que j’ai adoré la tirelire en plastique. Elle était entre mes mains, légère, lisse, noire, mate et prête à l’emploi. Le cheval noir modelé en goodies de banque mimait l’argent et son épargne. Mais l’argent n’était pas là. Il était dans l’air conditionné qui conservait les chéquiers des siècles passés, il était dans l’architecture de la tour en verre dans laquelle les archives étaient localisées, il était dans les stomates de la gigantesque plante d’intérieur du hall d’entrée. Je cherchais à voir sur quoi reposait concrètement la banque. Je ne voyais pas d’argent mais je savais que sa circulation en assurait la maintenance et la perpétuation. Depuis les archives de la banque, au sous-sol de la tour de bureaux, j’avais l’impression que l’on essayait de me duper avec des tirelires et des chèques : des reliques pour détourner mon attention.

L’économie a besoin d’opacité. Pour que les transactions puissent avoir lieu, il faut de l’incertitude là où le capitalisme contemporain entretient et marchandise le risque. Les entreprises organisent l’opacité et je ne sais pas d’où vient, ni où va l’argent. Lorsque j’étais caissière de supermarché, quand on arrivait à un certain seuil d’argent dans la caisse, on devait enlever et compter des billets jusqu’à arriver à une somme donnée. On enroulait le paquet de billets sur lui-même et on le mettait dans une pochette qu’on envoyait dans un tuyau qui l’avalait grâce à une échappée d’air. Je n’ai pas su ni cherché à savoir le chemin qu’empruntait le tuyau, si la pochette restait bloquée dans le dispositif de la caisse, s’il existait des tunnels sous-terrains qui emportaient l’argent loin, s’il montait au premier étage des bureaux. Je me souviens surtout de l’aspiration automatique qui se déclenchait lorsqu’on ouvrait la petite chape du tuyau, le rouleau de billets disparaissait en une seconde.

Par conséquent cela m’a paru tout à fait logique que je ne reçoive pas votre/ma tirelire alors même que le site indique qu’elle a bel et bien été livrée. Une nouvelle fois l’argent s’était évaporé, bien qu’il était écrit le contraire. Je dois vous avouer que cette dissonance était désagréable mais je n’étais pas surprise. Encore une fois je ne savais pas à qui réclamer la tirelire, à quel·le employé·e, pseudo ou chatbot d’eBay, à quelle plateforme de service après-vente, à quelle compagnie de livraison, si bien que j’ai fini par m’adresser à vous madcelt2002. Les 13, 35 GPB ont été prélevés sans que je ne reçoive de tirelire en échange. J’avais prévu d’y mettre la somme des quelques pièces de monnaie qui traînent sur mon bureau que je nomme « mon plan épargne-logement », bien qu’elles me servent surtout à acheter le pain et des tickets à gratter Astro. Je pensais aussi qu’elle aurait pu faire office de souvenir de ma visite aux archives de la banque, qu’elle aurait été un moyen d’incarner ma recherche sur la circulation et la transaction de mots et d’argent. Je l’aurais certainement regardée tous les jours en la trouvant très belle. Cher·e madcelt2002, permettez-moi alors de conclure ma lettre par cette question : où est l’argent ?

Bien cordialement, 

Élise Legal