A la lumière violacée – une lumière proprement mentale – dans laquelle elle inondait ses paysages a succédé depuis quelques temps toute une troublante population de figures. Tout d’abord nomades, embarquées sur la mer comme en exil forcé, puis voyageuses dans des espaces en transit, enfin figées et volontiers déguisées, extraites d’un vieil album de famille, parfois empruntées via Internet. Combien sont-elles ? Difficile de le dire. Qui sont-elles ? Rien ne permet de les identifier. La tentation est grande alors de les considérer comme les personnages d’un roman, d’un scénario ou d’une pièce de théâtre. Comédie, ici ; tragédie, là. Les figures peintes par Claire Tabouret sont bien plus des figurants que toute autre sorte de personnage. Seuls les différencient la physionomie, l’âge, la taille et l’habillement. Plus génériques que singulières, elles semblent toutes faire partie de la même histoire d’autant que le peintre les fait défiler devant nos yeux dans une palette de tons et une échelle de valeurs relativement réduites, qui joue de tous les gris, des plus noirs aux plus blancs. Comme si elle cherchait à en faire des figures fantômes qui vont et qui viennent du plus lointain jusqu’au plus proche. Qui se confondent entre elles par-delà leurs différences pour mieux souligner ce qui les rassemble, leur condition humaine. C’est là le prétexte fondamental et le vecteur majeur de la démarche de l’artiste.
Rien d’étonnant que le regard qui s’y porte ne peut s’empêcher dès lors d’appréhender sa peinture à l’aune de nombre d’exemples, passés ou présents. C’est vouloir la faire appartenir à une famille d’esprit dont la marque est une interrogation sur l’identité et l’altérité, la présence et l’absence, la mémoire et le devenir. Pour toutes sortes de raisons, surtout analogiques, la référence à Géricault s’impose d’emblée. On ne peint pas impunément un radeau quand on est peintre sans avoir tout à la fois l’innocence et l’audace de se saisir d’un tel thème. On ne brosse pas l’image d’une embarcation chargée d’êtres humains en évidente perdition, qui plus est de l’intituler Les Solitaires, sans penser au triste sort advenu à ceux de La Méduse. On ne peint pas le visage d’un Passeur sans avoir pour modèle en tête l’une de ces nombreuses et si poignantes figures isolées, peintes en guise d’études par Théodore. Mais plus encore que l’œuvre de ce dernier, aussi fondamentale soit-elle, la série de tableaux que Claire Tabouret présente cet été au Chambon-sur-Lignon nous semble faire écho de façon quasi métaphysique au fameux tableau de Gauguin, intitulé D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ?, daté 1897. Le triplet existentiel que pose dans son titre le peintre de Tahiti, alors qu’il se heurte à l’incompréhension de la population coloniale qui voit d’un mauvais œil son parti pris indigène, y trouve en effet une dynamique prospective. Le hiératisme de leurs figures, leur caractère d’universalité, leur paradoxal isolement alors même qu’elles font groupe et cette façon de les inscrire dans une même unité d’espace – chez elle, la mer ; chez Gauguin, la nature luxuriante de la Polynésie : tout concourt à mettre en exergue l’idée d’un être au monde et de son questionnement fondamental. Dans le rapport proprement philosophique de soi au monde extérieur, et pour tout dire du je à l’autre.
Si l’on suit le poète et son propos d’identification de l’un et de l’autre – «Je est un autre» -, il on ne peut que regarder chacun des figurants de Tabouret comme un seul et même individu. Il est toujours impossible de se voir soi-même ou de saisir l’autre à différents âges en pensant qu’il s’agit bien de la même personne. Aucun regard n’est jamais constant. On songe à la dernière pièce de théâtre de Pirandello Uno, nessuno, centomila, l’histoire d’un homme qui, à sa grande surprise, se rend compte que ceux qui le connaissent ont une idée de lui n’ayant rien à voir avec ce qu’il pense être lui-même, bref qu’il est tout à la fois un, personne et cent mille. Un sentiment quelque peu similaire envahit le regard à la vue de ces hommes, de ces femmes, de ces enfants qui envahissent les toiles du peintre. On ne sait qui ils sont, aussi chacun d’entre nous les affuble d’une histoire, voire s’y projette et c’est une foule considérable qui surgit, bien plus que celle que l’on a en face de nous. Une foule du même, en quelque sorte.
Le fait que l’artiste en appelle pour modèle à la photographie, pour ce que celle-ci fige les sujets qu’elle capte et leur confère un aspect d’éternité participe par ailleurs à excéder l’idée d’une objectivation. On pourrait s’interroger longtemps sur ce à quoi pense le peintre quand il pose sur la toile son pinceau de sorte à faire apparaître tel ou tel visage. Si elle ne cherche pas somme toute une image d’elle-même, ce que corroborerait le fait que parallèlement à ce travail elle en ait engagé un autre, quotidien, d’autoportrait. Comme il en est à la vue de ces cohortes d’enfants et d’adultes que photographie Christian Boltanski et dans lesquelles on cherche à se projeter ou à projeter le souvenir d’un parent, d’un ami ou d’une vague connaissance. Nous ne regardons pas les figures peintes par Claire Tabouret, nous les envisageons. Nous leur prêtons, le temps d’un regard, un visage familier ou non, connu ou anonyme, réel ou virtuel.
Tout à la fois symbolique et allégorique, la peinture de Claire Tabouret est encore métaphorique de la condition même de l’artiste à la certification de son identité. C.T. est peintre. Elle se sait embarquée dans une aventure de création qui n’est pas facile dans une époque où la peinture n’est plus considérée comme elle l’a été par le passé. Elle appartient à une communauté d’artistes qui s’inscrivent en résistance dans un monde fortement chahuté ; la traversée est longue, il y faut de la patience et de la persévérance pour atteindre la rive. «La peinture est une île dont je n’ai fait que côtoyer les bords», disait Jean-Baptiste-Siméon Chardin au soir de sa vie.