Au Transpalette de Bourges, Jean-Luc Moulène présente, avec les «Disjonctions», la première de ses séries photographiques, dont la démarche exigeante fonde l’ensemble de son travail ultérieur d’artiste et, notamment, de photographe. Difficiles d’accès, énigmatiques, les «Disjonctions», prises entre 1984 et 1995, visent avant tout la déconstruction d’un certain nombre d’habitudes par rapport à l’image photographique, dont l’artiste fait l’inventaire dans le même temps qu’il les emmène dans une autre direction, posant les jalons d’une nouvelle grammaire visuelle. A première vue, l’ensemble étonne par sa grande disparité : on chercherait en vain à y identifier le style de l’auteur, comme on le ferait dans une exposition de photographie classique ; c’est là que réside entre autres la force de cette exposition, qui réunit et confronte pour la première fois les quarante-deux photographies et s’impose simultanément comme la rétrospective d’un travail achevé il y a une vingtaine d’années, et comme l’invention d’une série photographique dans son ensemble.
Comme à l’époque où il le plaçait «dans l’arène», sous les regards convergents des Filles d’Amsterdam, Jean-Luc Moulène aime à mettre le spectateur en tension, et l’oblige ici à venir chercher l’image, plutôt que celle-ci ne s’impose à lui : ayant choisi de les encadrer avec du verre simple, l’artiste intègre le reflet du lieu à l’intérieur même de ses œuvres. Concrétisation d’une difficulté d’accès au fond comme à la forme de l’image, ce détail révèle un mouvement essentiel du travail de Jean-Luc Moulène, celui de faire perdre son évidence à l’image photographique. Dans un entretien avec Régis Durand réalisé lors de son exposition au Jeu de Paume, Moulène employait à ce propos le terme de «décalibrage» : chacune des «Disjonctions» ne s’inscrit à l’intérieur d’un ou de plusieurs genres photographiques que pour mieux les décalibrer. Ces genres, tout en étant toujours identifiables – on reconnaît ainsi dans l’exposition plusieurs portraits, des paysages urbains, des nus, des photographies de jardins, etc. – n’opèrent plus comme clé d’interprétation des images : ils résultent d’un travail méticuleux de déplacements, d’erreurs et de fuites, dont un bon exemple est cette vue désaxée et non symétrique d’un petit jardin à la française, figé dans son artificialité (Paysage Culturel Français, Paris, printemps 1987). La grande disparité de la série résulte ainsi de cette force de négation, qui est également ce qui la fait tenir comme ensemble (c’est d’ailleurs ainsi que l’on peut comprendre le terme de «disjonction», figure logique du «ou»).
On a souvent comparé Moulène au flâneur des villes de Benjamin, ou à celui de la nature qu’incarnait Rousseau : il y a en effet dans cette série, plus que d’un reporter à l’affût du bon moment, l’attitude d’un botaniste ramenant de ses marches un herbier particulier fait de spécimens rares. La plante, notamment, est utilisée par Moulène pour repousser la photographie à ses limites techniques : c’est le cas avec Dégradé, Javerlhac, automne 1989, vue d’une petite plante dont les feuilles passent d’un vert profond à un jaune transparent, et dont l’aspect semble résulter d’un effet photographique. Mais ce qui caractérise sans doute le mieux la série est que Jean-Luc Moulène ne compose pas ses images ; même les plus intimes (son corps, celui d’une femme nue, ou sa vie quotidienne comme dans Les Courses, Paris, été 1989) semblent résulter du même étonnement, de la même absence de contrôle. «Mes mises au point sont des faire maigre» déclare-t-il à Régis Durand dans le même entretien ; la photographie précipite (au sens chimique) une image, mais ne la fabrique pas.
Les «Disjonctions» semblent exister au croisement de plusieurs images. Elles contiennent parfois une citation directe : une femme à laquelle une publicité pour du vin fait une auréole ; un homme dont le pull porte le numéro 5, et qui est précisément entouré de cinq personnes ; une photographie où un arc-en-ciel semble prendre sa source au même endroit que le panneau «Pont Louis-Philippe». Mais c’est également l’omniprésence de signes, de sigles et autres symboles que l’artiste s’applique à identifier dans son environnement quotidien et qui trahissent l’existence sous-jacente de normes sociales, d’une violence d’état, du contrôle des corps et de ses mouvements : des feux de signalisation aux enseignes de police, en passant par la présence récurrente de la publicité. Qu’elle soit explicite (le logo BNP, une grande affiche pour Whiskas) ou plus infiltrée dans la réalité (le sigle GTX sur une voiture), la publicité est montrée par Jean-Luc Moulène pour ce qu’elle est : un ordre visuel parallèle, appartenant au régime de l’image mentale. Le mur délabré sur lequel est accrochée la vue idéale d’un jardin et d’une boîte de pâtée pour chat (Sans titre (Whiskas), Rue Neuve-saint-Pierre, Paris, été 1990) fait écho aux thèses du penseur John Berger, selon lequel «la publicité explique tout à sa manière. Elle interprète le monde».
Face à ce contrôle autoritaire des images par les puissants de ce monde – une affiche de De Gaulle portant la mention «vive la République» semble répondre à la statue solitaire de César, dans le jardin des Tuileries – les photographies de Jean-Luc Moulène produisent des énigmes : le regard y décèle peu à peu des indices d’interprétation, comme une marque noire sur un sol gelé, un mouvement suspendu, un défaut de lumière. Elles rappellent la pensée du philosophe Vilém Flusser, pour qui les images appartiennent au monde de la magie. Dans le monde magique, écrit Flusser, lever du soleil et chant du coq signifient la même chose, car ils ont lieu au même moment. Dans le monde des images, toute chose participe à la signification de l’image : ainsi le portrait de cette femme tenant son pendentif en forme de Palestine, et un caillou en forme de Corse («La pierre a fait ces lignes…», Cap Corse, automne 1989), par son évidence, abolit la notion de hasard pour mettre la pierre, le pendentif, le visage de la femme et la montagne dans un réseau magique de significations.