Stéphanie Cherpin présentait début 2014 une exposition monographique au Frac Limousin, intitulée «Le paysage ouvre à heures fixes».
16 sculptures et 7 dessins se déploient dans les 6 jumelages d'alcôves qui s'enchaînent en face à face, le long du grand couloir qui dessert l'ensemble des espaces du Frac.
Seuil
L'entrée est entièrement occupée par la toute récente sculpture _ réalisée in situ _ Surrender Pink Steam. Cette grande structure recouverte d'un mélange de plâtre, crépi et terre, occulte toute la perspective vers le reste de l'exposition. Il nous faut la contourner pour apercevoir la suite du couloir.
Plutôt que de nous conduire crescendo vers les œuvres les plus récentes et spectaculaires, l'artiste décide au contraire de frapper fort dès l'entrée, en nous confrontant à une quasi-architecture qui affirme clairement ses préoccupations plastiques actuelles. Plus que l'assemblage d'objets qu'elle pratique depuis ses débuts, c'est aujourd'hui plus spécifiquement la mise en tension des matières et des objets assemblés qui prime sur la recherche d'une forme globale. C'est pour accentuer cela que Stéphanie Cherpin choisit de recouvrir l'ensemble d'un enduit monochrome, afin d'attirer l’œil vers ces rapports de force et non plus sur des détails devenus inutiles et bavards.
Le pénitent le passe1
Surrender Pink Steam franchi, il nous faut avancer dans la suite de l'exposition que nous percevons à peine. À part les grandes pattes bleues de Happy House 1 (2012) qui sortent un peu plus loin, et As my bones grew2 (2014) qui se dévoile dans l'espace suivant, rien ne nous indique encore où Stéphanie Cherpin nous conduit.
Des face à face de sculptures s'enchaînent alors, alcôve après alcôve. Nous sommes comme pris en sandwich, et devons choisir de quel côté nous nous engageons. Laquelle des œuvres de droite ou de gauche s'imposera la première à nous ?
Notre visite alterne entre des rencontres avec des sculptures bienveillantes qui se laissent approcher, puis avec d'autres qui au contraire nous laissent peu de place. Certaines de toute façon nous tiennent à distance, et nous hésitons à nous avancer, de peur de profaner le site sacré d'une peuplade inconnue. Nous ne nous attardons pas entre Let's me knife, knife me lets, I will get what I like (2010), et Sans titre (2006), qui se tiennent mutuellement en respect. Nul n'est à l'abri d'une balle perdue.
La forte présence des sculptures, et la manière dont elles occupent l'espace, sont accentuées par leurs multiples ombres portées. Nous sommes chez elles, elles se sont trouvées un abri, elles nous tolèrent un moment.
Good Boy3
Au deux tiers du parcours on trouve à gauche du couloir une petite salle à l'éclairage faiblard. Trois sculptures de plus petite taille nous y accueillent, comme dans un lieu de culte dont elles seraient les instruments sacrés. Les éléments assemblés dans Happy House 3 (2012), Turquoise boy (2014) ou When I grow lonely (2014) sont d'une autre nature que les objets et matériaux maltraités des sculptures rencontrées précédemment. Ces derniers provenaient de supermarchés de bricolage que l'artiste explore lors de ses pérégrinations en zone suburbaine. Ici, lame de scie, chaussure, petits coussins, sont plus clairement identifiables, et traités avec égard par des gestes relevant de la sphère domestique. L'artiste a construit des talismans. La grande lame de scie qui sert de colonne vertébrale à Turquoise boy n'est pas exploitée comme matériau cintrable, et son intégrité est respectée. Les coussins de Happy House 3 sont abandonnés dans la construction en bois qui a permis leur imprégnation de terre. Ils sont juste laissés pour compte tels des témoins aveugles des gestes de l'artiste, chargés de toute l'énergie qu'elle a déployée à les pétrifier.
Writing on stone4
Nous continuons notre visite accompagnés par des dessins, puis arrivons dans le dernier espace, largement occupé par ce médium. Les 10 portes striées à la disqueuse formant Heaven is a truck (2011) s'appréhendent ici comme un tout pictural. Elles sont marquées d'un geste qui rappelle celui que l'artiste effectue sur le papier, presque gravé d'un alphabet primitif. Même si ces formes ne sont pas clairement intelligibles, elles parlent à notre sensibilité, et nous les intégrons comme un message quasi-subliminal destiné à notre inconscient.
Retour sur anomalies
1. Avant même d'entrer dans l'exposition, face à l'espace d'accueil, est suspendue Happy House 2 (2012). Un peu plus loin, nous retrouvons la même pièce, légèrement plus chargée de peinture. Une seconde a donc été refaite postérieurement à la première. Pour voir. Il était essentiel pour Stéphanie Cherpin que ces deux sculptures soient dans cette exposition. Avec cet accroc l'artiste brise la fluidité du parcours, en insistant sur l'importance qu'elle accorde à notre appréhension de l'exposition, et sur les réminiscences de formes qu'elle convoque.
2. Les sculptures de Stéphanie Cherpin sont le plus souvent habitées d'une force centrifuge. Leurs éléments jaillissent, se dressent, dégoulinent, dévoilant leurs relations et leurs structures internes. Elles affichent clairement leur position offensive. Pourtant, il en est autrement avec Her milk is my shit (2012) et Derelict (2012). Ces œuvres de taille modeste, plutôt mates, sont constituées de formes plus compactes, qui ne laissent pas notre regard les traverser, ni en comprendre le volume. Les multiples ombres portées de Derelict nous laissent deviner ce qu'on ne peut imaginer d'un seul point de vue. Her milk is my shit nous oblige à nous pencher pour en percevoir la structure interne. Nous craignons que, tel un cheval de Troie, elle ne se déploie pour mieux nous attaquer ; mais si nous nous présentons à elle avec délicatesse, il n'est pas impossible qu'elle se laisse apprivoiser.
Le paysage ouvre à heures fixes est une exposition charnière dans la pratique de Stéphanie Cherpin.
Ces dernières années, l'artiste s'était fait remarquer pour ses sculptures animistes construites par additions d'objets hétérogènes, oscillant entre le monument et la relique contemporaine. Aujourd'hui, ce n'est plus ce que ses œuvres évoquent qui les rend habitées mais l'énergie dont l'artiste les charge. Les sculptures s'autonomisent et gagnent en puissance. Objets et matériaux issus de la construction mais aussi de l'univers domestique se conjuguent dans des rapports de forces, et donnent une définition de ce qu'est la tension sculpturale.
Notes
- Indiana Jones et la dernière croisade, film réalisé par Steven Spielberg, 1989
- Sculpture dans la même veine que Surrender Pink Steam, mais indépendante du bâtiment, même si les voûtes du plafond ont là aussi influé.
- Dessin éponyme accroché à gauche de l'entrée de la petite salle, 2014
- Diptyque éponyme présenté dans l'exposition, 2013