1.
Matin brumeux de décembre. Pour faire passer un mal de crâne lancinant, je bois du café tasse sur tasse au comptoir du Bastringue. Mon rendez-vous est en retard, ça ne lui ressemble pas. Je plonge la main dans la poche de mon jean pour vérifier que j’ai suffisamment de monnaie pour régler mes consos. J’en ressors quelques pièces (pas assez), une poignée de grelots et un papier bleu qui, une fois défroissé, se révèle être un flyer pour un concert de Shrouded & Marmelade qui s’est tenu la veille au Lavoir public. Je fais tinter les grelots en me demandant comment ils sont arrivés là et quitte les lieux.
2.
Au détour d’une rue pavée, j’aperçois deux affiches sur lesquelles apparaît à nouveau, parmi d’autres, le nom de ce groupe. Finalement, il s’agit peut-être d’un festival. Mais ça pourrait correspondre à la tracklist d’un album en promotion. Une adresse est mentionnée, je m’y rends pour en avoir le cœur net.
3.
Une fois sur place, je comprends que l’affiche est celle d’une exposition et qu’elle énumère les œuvres et séquences qui la composent – même si le groupe est bien un groupe. Car l’artiste est aussi musicien. Je comprends également qu’il rêve d’expositions qui fonctionneraient comme une formation vivante, chaque pièce se complétant tout en assurant sa propre ligne. Il s’agit ici d’un solo show, « en plusieurs salles » me précise-t-on, bien que je n’en voie qu’une. Je note que le miroir situé au fond de l’espace crée dédoublement et illusion de profondeur.
4.
La salle où je me trouve s’intitule Le Village Lanterne. Un ensemble d’écrins en verre, à l’aspect gelé comme des glaçons, se détache des murs dans un accrochage élégant. Leur surface travaillée évoque les irrégularités des vitres anciennes autant qu’un geste venant chasser la buée. On connaît l’histoire commune qui lie la peinture et la fenêtre. Mais on pense aussi à l’usage de la vaseline sur les objectifs de caméra chez Guy Maddin ou dans le dystopique Quintet de Robert Altman. Il est affaire ici de température, d’une certaine météorologie. Le verre, après tout, c’est du chaud qui produit du froid, une matière en fusion qui se fige dans le souvenir d’un processus. Cette plasticité anime également les fragments d’images (chutes d’atelier et petits monstres) qui émergent des zones désembuées. Tout en métamorphose. Un freak show sous cryogénie qui tente d’échapper au « truc » qui les instrumentalise. Les échos formels qui se tissent entre les bulles du verre, les reflets et les motifs finissent d’instaurer un pur dispositif optique. Les lanternes du village se révèlent magiques. Je m’approche de celle qui jouxte le miroir et bascule.
5.
Dans la première salle, l’artiste m’accueille à bras ouverts : « c’est super que tu reviennes voir l’expo ! » Je ne reconnais pas l’espace, mais me rappelle une discussion que nous avons eue quelques mois plus tôt. Il parlait de parade populaire, de retrouvaille et de queue leu leu géante, d’en finir avec la distance sociale. Du défilé ne reste que le ballet intrigant et désinvolte d’un groupe de mannequins de vitrine au singulier make up bleu. Parée du même fard, la médiatrice sème le trouble dans cette saynète inanimée en apportant un supplément d’(in)carnation, toute la puissance d’adresse du maquillage. « Les mannequins se présentent comme un McGuffin1 qui s'effondre quand on le nomme, mais il reste ce geste bleu », me glisse à l’oreille l’artiste. Au sol se déploie une longue tresse de grelots comme une sculpture sonore silencieuse ou un dessin dans l’espace. Une chose viscérale, une rature. Elle contient la promesse de la vibration, du rythme, de la fête émancipatrice, sur un air de Maloya. Au mur, une peinture évoque une onde qui se propage à la surface de l’eau. « C’est celle d’une grenouille que j’ai entendue au cœur de la cité d’Aubervilliers où je travaille. Sa reverb est ici, tu peux la toucher. » Je m’approche de l’amas de grelots fixé sur le miroir et le saisis.
6.
Alors que les premières notes résonnent et que la chorale s’élance, j’essaye de faire le point. Je pense à la « préhension », définie par Whitehead comme une « perception sans cognition », qui incorpore certains aspects de la chose perçue. Je crois comprendre qu’aucun être ne préside à sa mise en relation. Tout est cosmos. L’artiste m’interrompt : « Le corps ne s’attend pas à ce que tu l’entraînes comme un métronome. Je le tiens de Milford Graves, un grand maître du rythme. S’il y a des décalages entre chaque battement, c’est que ton cœur va bien. »
J’écoute le concert sans me soucier du lendemain ni de son horloge atomique.
Notes
- Me revient en mémoire la définition qu’Alfred Hitchcock donne de ce terme lors d’une conférence à l’Université de Columbia en 1939 : « C’est l’élément moteur qui apparaît dans n’importe quel scénario. Dans les histoires de voleurs, c’est presque toujours le collier, et dans les histoires d’espionnage c’est fatalement le document. » C’est un objet, un personnage, un événement qui sert d’amorce, de prétexte à l’intrigue, mais se révèle bien souvent par la suite anecdotique.