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Pour une négociation infinie des égards ajustés

par Marie Chênel

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Pour une négociation infinie des égards ajustés1

 

Intitulée Diplomaties terrestres, l’exposition en cours au Centre international d’art et de paysage de Vassivière réunit quatre pratiques artistiques – celles de Suzanne Husky, Ilanit Illouz, Natsuko Uchino et Ittah Yoda – auxquelles la place a été donnée de s’étendre. Et c’est un bonheur : chacun·e dispose d’un espace qui lui est propre. Pour autant, tout est ici histoire d’interconnexions et d’échanges. Le propos de la commissaire et directrice du centre d’art, Alexandra McIntosh, s’inspire en effet des systèmes de collaborations partout présents dans le vivant, en réunissant des artistes qui ont pour point commun de convoquer, dans leur travail, diverses formes d’alliances au-delà de l’humain. Partant d’un tel postulat, l’exposition ne peut être imperméable au site de Vassivière, dont la singularité émerveille. L’une de ses réussites réside, de fait, dans les relations entre les quatre ensembles d’œuvres et l’environnement, que cela soit de manière très directe via le prélèvement de matériaux dans le bois (Ittah Yoda, Natsuko Uchino) ou en résonnance avec l’étendue d’eau du lac (Suzanne Husky, Illanit Illouz). 


L’installation créée pour la nef par Ittah Yoda, duo composé de Virgile Ittah et Kai Yoda, saisit d’abord par l’odeur qui s’en dégage. Parfum de synthèse enchevêtré à l’odeur émanant d’une île de tuf, habillage sonore, fenêtres recouvertes de papiers japonais colorés : le rapport à l’œuvre est sensuel, total. Mêlant sculptures et peintures, Never the Same Ocean est révélatrice des habituels va-et-vient que tresse Ittah Yoda à travers le temps (références à la préhistoire et à des futurs possibles se conjuguant à l’infini), comme de l’usage d’éléments physiques réinterprétés numériquement (des matériaux organiques nourrissent le travail effectué à partir de diverses technologies, IA, modèles 3D, réalité virtuelle). Depuis 2021, le duo a fait du phytoplancton la matrice de son travail : des spécimens de ce micro-organisme, qui serait responsable d’une bonne part de la production d’oxygène au niveau mondial, se développent dans des sculptures en verre soufflées à la main par des artisans. À l’instar de Pierre Huyghe, pour ne citer que lui, Ittah Yoda travaille à la création d’écosystèmes, et s’inscrit dans le sillage des philosophies orientées-objets, selon lesquelles la réalité peut être structurée indépendamment de la conscience humaine.  


L’intégration d’un rapport intime au temps, à la fois parce que les œuvres portent en elles des références à différentes temporalités, et car elles-mêmes sont amenées à évoluer au cours de l’exposition, crée un lien subtil entre l’installation d’Ittah Yoda et les tirages qui respirent et pleurent d’Ilanit Illouz, à l’étage. Ilanit Illouz travaille depuis plusieurs années sur la vallée de Wadi Qelt, dans le désert de Judée, autour d’une frontière naturelle, la mer Morte. À la mer qui s’assèche répond l’inexorable disparition du désert, dans une région au cœur de conflits géopolitiques. L’artiste photographie un paysage en mutation : tirées, agrandies, recadrées, ses photographies sont travaillées avec du sel prélevé sur place. Baignées, saupoudrées, arrosées : le sel agit comme un révélateur et renvoie à l’histoire technique de la photographie ; l’image se recompose, la liaison se fait consubstantielle entre le matériau et son support. L’action du sel affecte la représentation, qui tend progressivement vers l’image achéiropoïete, non-faite de main d’humain. Baptiste Morizot en appelle depuis plusieurs années au développement d’alliances interspécifiques entre vivants humains et non-humains, notamment pour valoriser « des trajectoires de transformations des usages des territoires vers des pratiques qui sont généreuses pour la relation entre des activités humaines plus émancipatrices et des écosystèmes en leur entier2. » La métaphore diplomatique est au cœur de la recherche de Suzanne Husky, initialement inspirée par les mythes amérindiens, sur le rôle du castor dans le bon fonctionnement d’un écosystème aquatique. En s’incarnant à travers une série d’aquarelles lumineuses, un film sur une naturaliste du Vermont, et bientôt un manifeste en dialogue avec Baptiste Morizot, son travail vise à permettre la réintroduction effective des castors là où ils ne sont plus présents. 


Tandis que Suzanne Husky propose de réintroduire une espèce que l’on a trop écartée, et ce pour son rôle essentiel dans la réparation de zones en stress hydrique, Natsuko Uchino fait un geste convivial envers une espèce dont on a rationalisé la production à notre avantage. Dans le phare de Vassivière, l’artiste présente notamment plusieurs prototypes de ruches horizontales, basés sur un modèle kényan. Bien que moins pratique d’accès à qui souhaiterait en récolter le miel, la ruche horizontale s’avère plus proche de l’essaim naturel, comme si l’artiste cherchait à s’approcher au plus près de l’Umwelt3 des abeilles, de leur monde propre, en vue de concrètement concourir à leur préservation. 


Dans leur dernier ouvrage à date, Kantuta Quiros et Aliocha Imhoff4 explorent comment une infinité d’êtres ont rejoint la scène énonciative, depuis l’entrée de la pensée contemporaine dans l’Anthropocène. L’exposition Diplomaties terrestres s’en fait l’écho brillant : l’art peut être le lieu depuis lequel reformuler l’énonciation politique, en réfléchissant à une diversité de dispositifs d’inclusions et à des formes de diplomatie, dans l’objectif peut-être, de contribuer à un monde plus habitable.

Notes

  1. « Des usages plus délicats, dotés des égards ajustés. C’est ici le nouveau mot d’ordre pour agir politiquement dans ce siècle, car il n’y a que des interdépendances ; or, la seule politique décente des interdépendances est la négociation infinie des égards ajustés, contre toutes les pratiques insoutenables. » Baptiste Morizot, Raviver les braises du vivant, Un front commun, coédition Actes Sud / Wildproject, 2020, p. 152.
  2. Ibid, p. 149.
  3. Jakob von Uexküll, Milieu animal et milieu humain, éd. Payot rivages, 2010.
  4. Aliocha Imhoff et Kantuta Quiros, Qui parle ? (pour les non-humains), éd. Puf, 2022.






Diplomaties terrestres

Avec Suzanne Husky, Ilanit Illouz, Natsuko Uchino, Ittah Yoda

cur. Alexandra McIntosh

11 juin - 5 novembre 2023

Centre International d’Art et du Paysage

Île de Vassivière




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