L'édition 2023 du parcours Galeries Nomades vient de s'achever dans la Drôme. Tous les deux ans depuis 2007, ce programme porté par l'Institut d'art contemporain de Villeurbanne (IAC) met en œuvre cinq expositions personnelles de cinq artistes diplômé·es des écoles supérieures d'art de la Région Auvergne-Rhône-Alpes dans autant de lieux partenaires dédiés à la diffusion de l'art. À cela s'ajoutaient initialement des textes commandés à des auteur·ices dont les deux dernières livraisons, en 2018 puis en 2020, étaient insérées dans La belle revue papier et restent disponibles sur son site internet. Hélas, cet accompagnement critique n'a pas pu être offert cette année, après une pause de deux ans depuis la précédente édition ; en cause, le gel des subventions allouées à ce programme en faveur de la professionnalisation des jeunes artistes. Notons cependant qu'une série d'entretiens imprimée dans le livret de visite éclaire les intentions de chacun·e des artistes. Mais de l'aveu de Chantal Poncet, responsable de la programmation « ex situ » de l'IAC, cela annonce l'épuisement du modèle qu'elle avait imaginé dès l'an 2000 avec Jean-Louis Maubant, fondateur du Nouveau Musée de Villeurbanne, qui fut aussi un farouche défenseur de la décentralisation culturelle. Si toutes les personnes impliquées s'accordent encore une fois à décrire l'opération comme une prouesse, cette édition peut manquer de splendeur comparée aux années précédentes. Cette impression est en partie due à des espaces d'exposition moins bien équipés pour présenter de l'art contemporain. Par ailleurs, cela résonne étrangement avec les crises qui frappent le monde contemporain et se diffusent à bas bruit dans la plupart des pratiques artistiques rencontrées dans les reliefs drômois, telle une onde de choc, plus ou moins perceptible, plus ou moins menaçante.
En abordant le parcours par le Nord, l'on tombe sur une grande oreille taillée dans du bois de tilleul (Organe officiel, quand le dormeur s'éveillera, 2023). Comme une vigie grotesque ou une allégorie de l'attention (autant que du « faire » artisanal), elle garde l'entrée de l'exposition « Ambient Aware (AmA) » d'Antoine Dochniak au Temple de Saoû. L'artiste y déploie une quinzaine de nouvelles œuvres reliées entre elles par une série d'hypothèses physiques et mathématiques, les sculptures mimant tantôt des instruments de musique ou des instruments de mesure dont l'activation potentielle, voire l'activité secrète, leur confèrent une haute teneur en soupçons. Les indices d'une fiction d'anticipation ou bien d'un réel complot se trouvent dans un récit de Lou Ferrand empruntant le style lyrique d'une jeunesse révolutionnaire pour évoquer ce qui semble être une communication secrète entre un groupe de militant·es et l'employé d'une centrale nucléaire. D'autres indices se trouvent dans les matériaux mêmes de ces sculptures qui renouvellent remarquablement la pratique de l'assemblage et sa fonction critique, que ce soit dans un vernis de Stradivarius dont la formule aurait été écrite par ChatGPT ou des documents relevant du secret industriel glissés dans les interstices. L'artiste use des charmes de l'ambivalence jusque dans le titre qui renvoie à une fonctionnalité des écouteurs connectés mais aussi à une notion de sociologie, la « conscience ambiante », relative à l'intensité des relations au sein d'un groupe organisé d'individu·es. Par-delà la métaphore, un système collaboratif est à l'œuvre dans la production du travail artistique, ce dont témoigne le long générique de l'exposition et qui atteste d'une méthodologie déjà bien rodée.
Il suffirait presque de suivre la faille géologique qui longe la centrale du Tricastin plus au sud pour rejoindre l'exposition d'Amandine Capion à la Maison de la Tour de Valaurie. Ici, la catastrophe a déjà eu lieu, et c'est le temps d'après qu'anticipe le travail de l'artiste élaborant depuis plusieurs années une réflexion originale sur l'appropriation des ruines comme d'un bien commun. « Donne gravats contre bons soins » est le titre de cet ambitieux projet au départ de la ville du Teil en Ardèche, épicentre d'un séisme survenu en novembre 2019. C'est aussi, au sens propre, une adresse au public invité à se servir dans ledit tas de gravats, en partie transféré dans l'espace d'exposition depuis le quartier de la Rouvière où il pouvait symboliser la difficile conciliation des enjeux de commémoration et de reconstruction (Donne gravats contre bons soins. À venir chercher sur place, sacs fournis, 2023). Héritier du land art, le geste prend un tour plus politique en impliquant le public de la sorte. Aussi, le pavé que l'on embarque dans un filet en sortant de l'exposition ressemble fort à une fronde. Une humeur un peu rebelle se dégage de la dernière salle, en haut de la tour, où une sculpture molle se propose d'accueillir notre corps las et d'offrir depuis ce siège colossal un point de vue sur l'exposition (Sit on my trash, 2023). Également composée de matériaux de rebuts, elle propose une inversion complète des dispositifs « anti-installation » dont elle s'inspire, soit des tas de gravats intentionnellement laissés sur des terrains vagues pour défendre la propriété privée.
A Saint-Paul-Trois-Châteaux, c'est encore une pratique de sculpture qui se déploie sur les trois niveaux du centre d'art Angle. Et c'est un signe des temps plutôt qu'une coïncidence si Zoé Chalaux pense elle aussi son travail au sein d'une économie de la destruction, d'une circulation des résidus, des « Chutes », comme l'indique le titre à double sens. C'est peut-être même plus radical chez celle qui réalise ici une première exposition personnelle de cette ampleur, affirmant dans l'entretien qui accompagne la visite : « Les pièces de l'exposition sont des objets presque bons à jeter, et pourtant ils sont encore de la matière ». Ce reliquat est aussi appelé « matière mobilisable pour l'art », sous-entendu : quand celle-ci a d'abord été mobilisée pour la vie. De fait, il est important de savoir que la période de production de l'exposition a coïncidé avec l'obligation de démanteler la cabane que l'artiste avait commencé à construire pour vivre et travailler sur un terrain agricole dans le Lot. Sur la feuille de salle, les légendes des œuvres sortent des conventions pour indiquer les strates d'une histoire personnelle contenues dans chaque assemblage. S'il se dégage (un peu trop ?) de mélancolie, l'on pourra être saisi·e par la manière dont la chute d'une utopie personnelle fait écho avec l'histoire ouvrière (dont plusieurs œuvres sont empreintes), mais aussi à l'histoire de l'art, via d'intrigantes citations renvoyant çà et là au modernisme. Mais comme si les comptes étaient faits, le dernier étage de l'exposition dévoile des formes très construites, tout aussi bizarres et plutôt prometteuses.
À l'opposé en termes d'esthétique et d'humeur se trouve l'expérience proposée par Lucas Zambon à l'Espace d'art François-Auguste Ducros à Grignan. « Dans le jardin sauvage, les pollens sont marins » plante le décor autant qu'il revendique un goût pour le lyrisme et l'oxymore dont l'usage immodéré dans la poésie de l'artiste confine à l'humour. C'est ce ton insaisissable, oscillant entre une recherche sincère de sublime (dans la faune, la flore et le monde ordinaire) et une sorte de décompression dans une fiction empreinte de naïveté, qui suscite l'intérêt. Néanmoins, l'exposition qui associe le travail photographique de l'artiste avec les sculptures de Romain Best et des pièces sonores du duo Les Orbiteurs (Joël Pestana et Lucas Zambon) semble passer à côté de son ambition de faire environnement. Par ailleurs, ce qui est ici parfumé à l'eau de rose s'élabore depuis un point de vue qui n'est peut-être pas si éloigné des artistes précédemment évoqué·es, à en croire la première phrase du projet littéraire Les dorades de la piscine municipale ont-elles des caries : « Au risque de devenir mélancolique, il faut bien faire ce constat : notre époque ressemble à une fin de soirée où il faudrait ramasser ses affaires, ranger et partir ». Dans ce futur roman, le narrateur, qui est un employé municipal au poste de « happiness manager », serait-il une allégorie de l'artiste ? L'on notera une nouvelle fois une manière de se décentrer quand d'autres sont invité·es à partager le générique de l'exposition personnelle.
La démarche de Loïc Bonche se présente comme plus solitaire, tandis que l'alter ego de l'artiste serait plutôt un pêcheur en eaux douces amateur de bivouac qu'un coach pour dorades de piscines. Son exposition à la Maison de la céramique de Dieulefit présente plusieurs séries de céramiques et de pièces textiles qui revendiquent un lien fort avec l'artisanat et traduisent un rapport singulièrement empathique au paysage. Elles participent aussi d'une recherche que l'artiste développe actuellement dans un programme d'échange entre Saint-Étienne et Montréal. Cette dernière s'appuie sur le motif du leurre (et ses usages précis dans l'art de la pêche) et une approche théorique de la mimétique dont le titre est issu. « La proie du temps rusée », renverrait, dans la littérature hellénistique, à la condition de l'homme inconstant, « qui se sent changer à chaque instant, éprouve son être de flux », condition qu'il s'agirait aujourd'hui d'apprivoiser. Reste à laisser libre cours à cette enquête pour s'émanciper d'une recherche de résultat formel et de justification scientifique qui semblent encore contraindre ce travail dont se dégage pourtant une sensibilité originale.
Pour Loïc Bonche comme pour tous·tes les artistes interrogé·es, il ne fait aucun doute que le programme Galeries Nomades offre encore une expérience professionnelle significative. L’enveloppe de production est réaliste pour une première exposition personnelle : 3000 euros dont la moitié est assurée par le lieu de diffusion, des honoraires (1000 euros) et une prime offerte par les ami·es de l’IAC en remplacement du prix autrefois décerné à un·e lauréat·e. La production est aussi facilitée par les temps de résidence offerts par Moly-Sabata. Tous·tes parlent d'un accompagnement précieux, mais voient bien que le travail se fait sur la corde raide. À ce titre, il faudrait se pencher sur plusieurs aspects du contexte, en particulier sur les politiques des écoles d'art et de leur association1 quant au soutien au début de carrière des artistes, cette dernière ayant cessé, entre autres, son programme d'édition de premiers catalogues. Enfin, il convient de constater que la précarité des structures partenaires dans le territoire drômois dénote avec la communication de la Région, dont la politique culturelle affiche pour principale direction le renforcement de la culture en zone rurale, une position défendue (pour le meilleur ou pour le pire) par le cabinet de la nouvelle ministre de la culture.