« Dans le train, il ne s’agissait plus d’une connaissance de mon corps en troisième personne, mais en triple personne. Dans le train, au lieu d’une, on me laissait deux, trois places […]. Je suis surdéterminé de l’extérieur. Je ne suis pas l’esclave de “l’idée” que les autres ont de moi, mais de mon apparaître […]. Déjà les regards blancs, les seuls vrais, me dissèquent. Je suis fixé1. »
C’est par cette analogie existentialiste que Frantz Fanon illustre l’écartèlement de sa subjectivité de colonisé, enclavée dans la perception de l’Autre, du Blanc, du colonisateur.
Cette analogie, Anne-Sarah Huet la prend au pied de la lettre ; les personnages de son roman – Acad, Seventiz, Little et d’autres – sont à la fois singuliers et multiples. Iels cherchent une forme de cohabitation entre des subjectivités opposées et autodépendantes ; en somme, le meilleur système. La question tisse l’essentiel des tâtonnements du texte : comment se situer dans les processus de racialisation mixtes quand notre contexte social est identifié de manière changeante et ambiguë ?
« Parce que subie, la pluralité est devenue stratégique2 » écrit l’autrice ; elle explicite ainsi les adaptations intimes face à ce qu’elle désigne plus loin comme étant « une subjectivité de descendant de colonisés dans une bouche perçue comme blanche ». Cette incongruité du passing racial est la véritable quête au centre de l’ouvrage. Les autres, celles qui rythment la narration et que le(s) personnage(s) s’évertuent à suivre – déchiffrer les angel numbers et élucider le meurtre du jeune Ibrahim – ne sont que des prétextes à l’exploration de ce nœud intime, généalogique et identitaire.
Si cette catégorie du passing est une béquille analytique permettant de poser un cadre à l’introspection, elle n’en est pas moins exempte de limites. L’origine du terme remonte à l’ère Jim Crow entre 1877 et 1964, dans le sud des États-Unis, qui marque une série de lois ségrégationnistes destinées à entraver les droits acquis durant la guerre de Sécession. Il désigne le fait, pour certain·es Africain·es-Américain·es, de se présenter comme des personnes blanches pour contourner la discrimination raciale. Comme le souligne Solène Brun, passer « consiste [...] à échapper à la racialisation minoritaire pour finalement disparaître comme noir3 ». La sociologue décrit le passing comme une « transgression de l’ordre social4 » et, à ce titre, comme empreint d’une dimension volontaire.
Le meilleur système tranche avec cette vision initiale du terme ; la personne qui en bénéficie y est décrite comme une agente infiltrée malgré elle dans la blanchité. Anne-Sarah Huet écrit à propos des personnages qui composent la narratrice : « La majeure partie du temps que nous passions hors de notre famille, nous étions blanches et non diasporiques. [...] Chaque énoncé par d’autres qui nous identifiait comme tel venait renforcer cette identification de circonstance et, par là, nous excluait de nos appartenances minoritaires. [...] L’agression (islamophobe, raciste) désignait en tant que “elle·ux” ses objets. Nous nous trouvions alors dissonantes, angoissées, à devoir prendre une décision compliquée5 ». Le passing est opérant jusqu’à ce que l’agent·e inflitré·e soit contraint·e de renoncer à sa couverture sociale privilégiée et dévoiler son identité minorisée. À la différence de son appréhension originelle, il est, dans Le meilleur système, politique par son dévoilement et non par son exercice.
Le passing, comme toute catégorie analytique, mène à d’autres grilles d’analyse encore à construire. Cette recherche est à trouver ici dans la forme littéraire hybride. Le texte est à l’image de cette subjectivité écartelée : il se balance entre roman et poésie, il se fait parfois même incantations faussement scientifiques, théories économiques et récit assurément intime. Il se fait fanfiction d’écrits théoriques lorsque Frantz Fanon est presque un personnage de l’ouvrage, au même titre que Sara Ahmed, Fréderic Lordon ou encore Audre Lorde. Iels circulent, au sein du récit, sous la forme d’ersatz littéraires et leur pensée dialogue avec les déambulations poétiques du système. Le meilleur système est ainsi le parfait constat de l’élasticité des formes littéraires au service de la complexité d’une quête d’incarnation.