En mars dernier, j’ai été contacté par le comité éditorial de La belle revue qui m’a proposé d’écrire à propos du livre Pour des écoles d’art féministes !. J’ai voulu profiter de cette invitation pour interroger la possibilité d’un tel horizon, une manière d’aborder une question qui me poursuit depuis longtemps, celle de savoir si un art féministe – ou, plus largement, un art qui ne reproduit pas de rapports de domination – est possible au sein des institutions de la création contemporaine.
Car je vois un paradoxe à porter un projet féministe au sein d’écoles structurées par une idéologie de l’inégalité. L’histoire et la théorie de l’art qui les gouvernent continuent, en effet, de qualifier certaines pratiques comme plus civilisatrices, innovantes, ou émancipatrices – selon les époques – que d’autres. Cette narration téléologique découle de l’universalisme des Lumières qui hiérarchise les formes et les individu·es selon un hypothétique degré d’avancement. Elle justifie la domination de certaines voix, expressions et vécus sur d’autres. Et cet élitisme culturel influence la technique pédagogique déployée dans les écoles d’art. L’apprenti·e artiste y est évalué·e selon son originalité, une aptitude à produire sans règles déterminées réputée intransmissible1. En conséquence, les enseignant·es ne sont pas tant chargé·es d’apprendre que d’entraîner leurs étudiant·es à être les meilleur·es et ce, en vérifiant que leurs réalisations innovent tout en reproduisant les codes d’une certaine histoire de l’art. Un projet féministe, dès lors que compris comme œuvrant à la dignité de tous·tes, me parait entrer en contradiction avec le nivellement des cultures et des individu·es sous-tendu par la quête d’originalité de la création contemporaine.
Si je soulève les enjeux de pouvoir qui gouvernent ces réseaux, c’est que je trouve risqué d’y inclure des pratiques féministes, queer, décoloniales ou anticapitalistes si cette inclusion se fait sans remise en question de leurs mécanismes électifs. Je m’inquiète ainsi des relents impérialistes des formules employées par certain·es de mes pair·es chercheur·euses et artistes que j’ai pu parfois entendre justifier de la valeur de l’art en arguant qu’il serait la condition de réalisation de l’humanité ou du rayonnement de la France. Je suis également préoccupé lorsque je vois que la mise en concurrence des expressions et vécus minoritaires transforment nos engagements collectifs en capitaux individuels et fragilise la solidarité de nos organisations militantes.
Mais je mentirais si je disais que l’art contemporain ne produit que de la concurrence et de la domination culturelle. Ainsi, bien que la croyance en un génie à produire sans règle déterminée a pu servir de justification à une délétère compétition, Pour des écoles d’art féministes ! montre que la pédagogie en école d’art a aussi ouvert « une liberté dans les formats et […] une relation pédagogique de qualité2 [pour celle·ux qui le souhaite[nt] ». Et puisque l’art diffusé procède, certes, toujours d’un engagement, mais qu’il peut l’être tout autant « du côté du conservatisme, du côté de la réaction, du côté des limitations [qu’]au contraire du côté d’un imaginaire plus révolutionnaire3 », les interventions rassemblées dans l’ouvrage témoignent que nous sommes aujourd’hui nombreux·ses à considérer que les représentations doivent être critiquées d’un point de vue éthique et politique, et choisies parce que leur diffusion participe à subvertir l’ordre social normatif plutôt que parce qu’elle innove dans le champ de l’art.
Au final, Pour des écoles d’art féministes ! montre que ces institutions, dès lors que les méthodes d’exploration qu’elles encadrent sont guidées par une éthique de justice plutôt que par une quête d’excellence, contiennent, en germe, un potentiel libérateur. Mais si nous voulons pleinement le réaliser, nous devons (continuer de) lutter pour arracher aux expert·es le pouvoir de juger des formes qui (nous) émancipent et nous réapproprier les moyens de production et de diffusion de nos savoirs, ressentis, vécus et expériences – un « nous » qui compte autant pour les travailleur·euses des arts que pour les usager·es des dispositifs de diffusion, autant pour les collectifs et syndicats militants que pour les chercheur·euses plastiques et scientifiques, autant pour les enseignant·es que pour les étudiant·es.
Notes
- Le sociologue du travail créateur Pierre-Michel Menger estime que le talent est intransmissible. Il appuie cette conviction sur une définition du génie qu’il reprend à Kant, à savoir l’aptitude à « produire sans règles déterminées » qui, de par son caractère transgressif, serait impossible à enseigner. Pierre-Michel Menger, Le Travail créateur. S’accomplir dans l’incertain, Paris, Points, 2014, p. 358.
- Sophie Orlando, « Une relation pédagogique libératrice », dans Ibid., p. 248.
- Kaoutar Harchi, « Ne jamais oublier que les processus d’élections artistiques sont des processus de sélections sociales », dans Ibid., p.78.