Bien que nous ne revendiquions pas directement un engagement féministe, les débuts de somme toute1 m’apparaissent aujourd’hui comme indissociable du bouillonnement politique qui a suivi le moment #metoo. Je lisais Les luttes des putes2 quand nous avons écrit les statuts de l’association et les enjeux des travailleur·euses du sexe résonnèrent avec ceux, que je découvrais, des travailleur·euses de l’art. La première activité est stigmatisée et sa législation précarise et met en danger les concerné·es, tandis que l’autre, malgré la précarité, est légitimée par des écoles supérieures, des institutions publiques et un marché déraisonnable. Toutes deux, cependant, attaquent par la marge la définition même du travail en permettant de questionner la quantification du temps de labeur, la pénibilité, la porosité entre une identité personnelle et professionnelle et l’entremêlement d’aspects relationnels et émotionnels. L’événement Majeur Mouillé est ainsi né en 2019, avec une exposition de Maïa Izzo-Foulquier, un concert de son alter ego Zelda Weinen, K's Khaldi ? LaMaDâMe? et Moesha 13.
Quatre ans plus tard, la volonté de réactiver nos questionnements féministes se fait sentir, et, après le majeur, un autre doigt se dresse. Index Insolent est le deuxième opus du Festival Irrévérencieux de somme toute et il s’agit moins de lever le doigt poliment que de proposer à nos invitées de nous montrer où et comment regarder.
La journée débute avec un atelier sur la culture du consentement par La caravane des sexualités joyeuses3 et un temps de discussion sur les violences sexistes et sexuelles en milieu festif mené par Sironastra, co-organisatrices qui ont programmé les concerts de la soirée. Nous nous retrouvons ensuite dans la salle de théâtre du Lieu-Dit pour une conférence performée de Robyn Chien, réalisatrice de films pornographiques au sein de sa boîte de production Puppy Please4.
« C’est une des premières fois que je fais un truc alors qu’il n’y a pas unx de mes crushx officielx dans la salle, alors j’me dis, wow, c’est vraiment ça être professionnelle. »
Je souris. Je suis Robyn depuis environ un an sur Instagram et son profil constitué de conseils pour gérer son temps de travail et d’arguments anti-abolitionnisme5 me passionne. Robyn fait de son travail un récit d’elle, ou du moins de sa persona d’artiste. Devant son diaporama Canva (outil similaire à PowerPoint en plus sexy et entrepreneurial), elle raconte son cheminement en tant que professionnelle de l’art et du porno, deux domaines qui ont au moins en commun leur porosité entre le pro’ et l’amat’. Celle-ci se retrouve dans le film Lullabyebye a peur pour son cul, réalisé avec sa collaboratrice, la performeuse Lullabyebye. Elles reprennent le trope du casting, un classique du gonzo mettant en scène le point de vue d’un casteur sur une actrice porno débutante, naïve et ultra chaude. Ici, Robyn incarne une productrice qui tente d’extorquer des pratiques non prévues à Lullabyebye qui, en jouissant avec son sex-toy, invite les spectateur·ices à manifester contre une loi dont le nom est bipé (Avia6 ? SESTA-FOSTA7 ? La loi de pénalisation des clients ? N’importe quelle loi de casse des acquis sociaux ?). J’oscille entre colère face à ce qu’incarne la fausse productrice, excitation, rire et joie militante devant Lullabyebye.
Après une courte pause, Rachele Borghi s’installe sur scène. Elle se présente : femme blanche, européenne, militante, universitaire en CDI, fan hardcore de Monique Wittig et de bell hooks, « porno-ringarde ». Sans vouloir invalider l’identification de Rachele, je peine à la considérer comme une ringarde mais la rapproche volontiers d’un ringard, outil destiné à remuer des matériaux en fusion, quand elle pose la question : « Comment radicalement devenir des traîtres de notre race ? ». Dans la lignée du collectif indigenous action media, elle nous invite à passer d’allié·es à complices en utilisant nos privilèges pour enrayer de l’intérieur les structures racistes. À l’université, elle travaille en tant que porno-activiste à prendre soin de ce qui est considéré comme obscène au sein du savoir légitime. Un horizon se dessine : celui de la pulvérisation de cette université et de son savoir unique, supposé universel, pour construire une « pluriversité » aux savoirs situés, donc multiples, critiques du centre et englobant les marges. Rachele raconte des anecdotes de sa vie militante et les vaisseaux au bord de mes yeux crépitent. La performance se termine, Keny Arkana scande LA RAGE, si fort que les basses vibrent dans mon torse, dos plaqué au dossier de mon fauteuil par la puissance des mots de Rachele et celles qui l’accompagnent. Pour initier un mouvement dans nos corps, nous sommes invitées à apprendre la danse de la décolonialité sur Shake It Off de Taylor Swift : femme blanche, américaine, pop star internationale, milliardaire, en lutte contre l’industrie musicale pour regagner les droits sur ses chansons perdus lors du rachat de son ancienne maison de production.
Écoutons Rachele détournant Audre Lorde : « Si on ne peut pas détruire la maison du maître avec les outils du maître, on peut les lui jeter au visage ».
Notes
- somme toute est une association composée de 13 membres bénévoles, toustes plus ou moins artistes, commissaires, travailleur·euses de l'art, comédien·nes, musicien·nes, graphistes, geeks, menuisier·ères… Elle occupe un local situé au 13bis rue Neyron à Clermont-Ferrand dans lequel ses membres travaillent, invitent des gens et organisent des évènements, expositions, performances, concerts, ateliers, projections, conférences, lectures, résidences… Voir https://www.sommetoute.cf/ ou https://www.instagram.com/sommetoute/.
- Thierry Schaffauser, Les luttes des putes, Paris, éditions La Fabrique, 2014.
- La caravane des sexualités joyeuses est un projet d’éducation populaire itinérant mené par Chouette et Paillette. Voir https://www.fresque-du-consentement.fr/.
- Voir https://puppy-please.com/.
- Dans le cadre du travail du sexe, l’abolitionnisme désigne la position qui considère toustes les travailleur·euses comme victimes d’un système prostituteur à éradiquer. Cette position est largement critiquée par les militant·es concerné·es, car elle ne prend pas en compte la pluralité des situationsen confondant travail du sexe et traite d’êtres humains.
- En 2019, quand le film est réalisé, la proposition de loi Avia contre les contenus haineux sur Internet comprenait un amendement qui faisait tomber sous le coup de cette loi d’autres infractions comme l’aide au proxénétisme. Or, le proxénétisme est défini si largement en France que des contenus militants en faveur des travailleur·euses du sexe aurait pu être menacés. Cet amendement a été retiré en janvier 2020.
- Les lois américaines SESTA (Stop Enabling Sex Traffickers Act) et FOSTA (Fight Online Sex Trafficking Act) visent à enrailler la traite d’êtres humains en tenant pour responsables les sites web qui hébergent des contenus relatifs à la prostitution. Cependant, l’amendement attaque plus largement le travail du sexe en assimilant tout travail du sexe à la prostitution et la prostitution à la traite.