Accueil
Critiques et entretiens
Portraits
Focus
Thème et variations
Cher·x·e
Global Terroir
À propos
La belle revue papier
Newsletter
fren
2024
2023
2022
2021
2020
2019
2018
2017
2016
2015
2014
2013
2012
2011
2010

Vous ne penserez pas “le passé est fini” / Ou “l’avenir est devant nous”

par Nadine Droste

Facebook / Twitter


D’immenses bras de ciseaux s’ouvrent en direction des visiteur·ses afin de les accueillir. Des ciseaux sans corps, plus grands que nature. Ils occupent l’espace de manière à prendre possession des spectateur·rices, à les mener vers le centre de l’exposition, au sein de l’installation intitulée progresso scorsoio. Entre ces deux bras presque identiques, malicieusement façonnés à partir de pièces de machines mécaniques, de fer, d’aluminium, maintenus ensemble par une structure en métal, l’ère industrielle semble basculer dans le présent, et la construction du progrès se suspendre entre le passé et l’avenir. 

Avec l’exposition « êtres rares », le CAP · Centre d’art de Saint-Fons accueille la première présentation monographique de Giulia Cenci en France, une artiste dont la pratique de l’installation parvient à repenser le temps en tant que continuum. L’œuvre progresso scorsoio n’est pas seulement un questionnement autour du récit de l’époque industrielle, mais aussi une réflexion sur la croissance depuis la perspective du présent : jusqu’où la logique capitaliste d’exploitation peut-elle être endurée ? Les ressources de la terre sont limitées. Le dicton « plus haut, plus vite, plus loin » pénètre le corps humain. Selon Karl Marx, dans les formes plus précoces du capitalisme, le·la « propriétaire de la force de travail » mettait en jeu sa « propre peau sur le marché1 ». Aujourd’hui, l’appropriation du corps revêt une toute nouvelle qualité, puisque c’est la personnalité individuelle qui doit maintenant être mise sur le marché. Giulia Cenci montre le processus d’aliénation des individu·es qui en résulte, non seulement par rapport à leur environnement mais surtout par rapport à elleux-mêmes, en créant avec ses sculptures des êtres fragmentés. 

Six sculptures sont présentées dans l’exposition ; cinq d’entre elles sont en relief, arrangées en série sur un mur escamoté pour l’occasion. D’un gris anthracite immersif, ce sont des êtres faits d’assemblages pluriels, pleins de contrastes, de moulages creux de plantes, de parties d’animaux, de mannequins de secourisme reliés par des tiges métalliques, mi-moulés, mi-squelettes, en partie constitués de matériaux industriels comme le métal, la résine minérale ou la peinture au quartz, en partie formés à partir de bois de vigne cultivé. Les créatures semblent sous tension, comme si elles étaient sur le point d’entrer en mouvement, et pourtant immobiles dans leur expression. La série de sculptures de Giulia Cenci s’intitule figureheads (« Figures de proue »), en référence à celles, historiques, qui étaient considérées comme les saintes protectrices des marins. Le fait que la navigation soit perçue comme force motrice des débuts de l’expansion capitaliste a ici un rôle à jouer. Dans une autre salle, on peut voir la sculpture dry salvages (lady), une créature à trois pattes et au visage de Janus, mi-humaine, mi-animale, mi-tige, mi-os. Le titre est une référence à la troisième partie des Quatre Quatuors, sublime poème posthume de T.S. Eliot, dans lequel le poète prend comme thème la survie spirituelle à l’époque moderne. Basé sur les quatre saisons et les quatre éléments, il emmène le·la lecteur·ice à quatre endroits emblématiques de la biographie d’Eliot, dont les Dry Salvages, une formation rocheuse au large de Cape Ann dans le Massachusetts, que l’on ne peut apercevoir qu’à marée basse et près de laquelle Eliot a fait, dans sa jeunesse, l’expérience de l’agitation de la mer, de sa force élémentaire.  

La pratique de Giulia Cenci s’intéresse à la nature de la vie, à l’entremêlement de l’humanité, de la spiritualité et du monde naturel, à la complexité de l’existence ; elle mène à une réflexion sur les luttes humaines et l’éternelle danse du temps.

Dans Les Dry Salvages, Eliot écrit : 

« Vous ne penserez pas “le passé est fini” / Ou “l’avenir est devant nous2” ». 

L’œuvre de Giulia Cenci nous permet de penser que le futur ne peut être imaginé sans le passé. Mais aussi – et c’est peut-être ce qu’il y a ici de remarquable –, que le passé ne peut être imaginé sans le futur. C’est là que se situe la force d’« êtres rares », une exposition d’une grande charge poétique. 





« être rares »
Giulia Cenci
CAP · Centre d’art de Saint-Fons
Cur. Alessandra Prandin
02.12.2023 — 10.02.2024




«– Précédent
Savoirs irrévérencieux pour boîte à outils féministe



Suivant —»
Debout sur la faille