Escena Politica est un collectif anonyme composé d'artistes argentins travaillant dans les champs de la danse contemporaine et du théâtre visant à révéler les dysfonctionnements profonds de l’État argentin et plus particulièrement de la ville de Buenos Aires dans le secteur culturel. Ensemble, ils conçoivent conférences, congrès et actions afin de tenter de définir les contours de ce que pourrait être une politique culturelle représentative non seulement de la diversité de la création contemporaine mais avant tout de sa réalité.
Mathieu Loctin : Pourriez-vous revenir sur la genèse d’Escena Politica et le contexte politique et culturel dans lequel il s’inscrit ?
Escena Politica : Nous nous sommes réunis au début de l’année 2015 pour réaliser une série d’actions qui visait à rendre visibles les zones obscures de la politique et de la production culturelle. Durant toute cette année, nos interventions ont soulevé des questions sur la politique culturelle de la ville de Buenos Aires et avant tout sur son complexe théâtral qui compte sept des théâtres publics les plus importants du pays. Durant toute la dernière décennie, ces lieux ont souffert d’un abandon budgétaire, politique et institutionnel en complet décalage avec l’intense activité de la production des théâtres indépendants. Ce contraste nous a interpellé et nous y avons vu la nécessité d’intervenir plus activement dans la politique culturelle étatique.
ML : Votre collectif s’est structuré au moment de l’élection de Mauricio Macri, représentant d’une droite néo-libérale, à la présidence de l’Argentine. Pourtant ces problèmes existaient auparavant…
EP : Avant son élection à la présidence à la fin de l’année 2015, Mauricio Macri était le chef du gouvernement de la ville de Buenos Aires depuis 2007 et est, à ce titre, responsable de la plupart de la politique culturelle que nous questionnons. Ce n’est pas tellement que le gouvernement ne nous accepte pas, il existe des subventions, même si elles sont très symboliques. Nos actions ne visent pas nécessairement à obtenir plus de revenus ou des espaces de travail mais plutôt de proposer d’autres modalités de gouvernance et de production qui reflètent ce que constitue la pratique d’artistes indépendants. Les problèmes que rencontre notamment le Teatro San Martin existent en effet depuis longtemps. Dès les premiers mois d’un gouvernement ouvertement néo-libéral, nos droits culturels et civils sont devenus vulnérables. Celui-ci s’est protégé derrière un discours pointant l’efficacité de l’État et une réduction des dépenses publiques mais en réalité nous avons observé l’apparition d’un État fortement policier voire punitif. Nous vivons un moment de répression, un moment politique compliqué, désolant au niveau social et politique. La question est de savoir comment nous nous plaçons face à cette situation, cette réalité.
ML : Afin d’interpeller la classe politique ainsi que le public sur ce climat d’abandon culturel avancé, vous avez conduit une série d’actions intitulées "acciones iceberg". En quoi la situation problématique du Teatro San Martin a-t-elle agi comme déclencheur ?
EP : Les "acciones iceberg" ont commencé à un moment spécifique de l’année dernière quand nous ̶ l’organisation de Foro de Dansa en Accion ̶, avons décidé de nous concentrer sur la situation de la danse contemporaine à l’intérieur du complexe théâtral de la ville de Buenos Aires, le Teatro San Martin. Cela pourrait être comparé à une grande Maison du théâtre avec plusieurs salles. C’est un lieu très important, presque un symbole. Nous avons commencé par une réclamation très forte et mis en évidence le désastre de la gestion de ce théâtre. Nous étions préoccupés par la manière dont la danse contemporaine avait purement et simplement disparu de la programmation annuelle pour diverses raisons. Il y manque de nombreuses choses : une ligne curatoriale, de l’argent et une conception qui fait de la danse un bien culturel qui a pleinement sa place à l’intérieur du théâtre. Il est également problématique de noter que le directeur du Teatro San Martin est en place depuis seize ans. Nous avons tous vu cette situation et avons décidé de produire des actions qui la mettent en lumière. Nous voulions nous concentrer sur un micro-fait qui révèle un problème plus grand. Avec une micro action, nous pouvons révéler un conflit culturel précis qui affecte toute la culture de Buenos Aires.
ML : Comment s’organisent ces actions ? Comment avez-vous décidé de la forme que celles-ci devaient prendre et dans quelle mesure peut-on, ou non, les envisager selon des critères esthétiques ?
EP : La première action (Valet) concernait le fait de se poser des questions : sur le ballet, sur son directeur, sur le budget du Teatro San Martin, sur son studio de danse. Nous ne voulions pas que nos visages soient visibles. Nous avons conçu des pancartes publiques et anonymes. Nous les soutenions sans que l’on voit nos visages, uniquement nos pieds. D’une certaine manière, cela génère déjà une esthétique. Des corps qui deviennent ou sont des pancartes. Nous avons fait faire les pancartes dans un lieu spécialisé en panneaux de signalisations avec un lettrage dur, en majuscule. Nous avons fait cela tard dans la nuit à l’extérieur du théâtre comme s'il s'agissait d'une manifestation. L’idée était de faire des photos-performances de cette action, à la manière d’un document ou d’une réplique de l’action. Ces questions ont alors commencé à circuler. Il y a une série de décisions esthétiques – le type de pancarte, en face du théâtre, le type de photo, comment la communiquer – mais son objectif ne l’est pas : c’est celui d’une dénonciation politique sur la situation de la danse indépendante. Cela nous a conduit à l'action suivante (Informe SM) consistant à faire une conférence qui inaugurait un cycle intitulé « Mis Documentos » organisé par Lola Arias. Elle nous a invité, le Foro de Dansa en Accion (FDA) et le Teatro Independiente Monotributista (TIM), à produire une conférence ensemble. Cela s’est déroulé selon un dispositif de conférence performative dans lequel nous énoncions des données réelles que nous avons collectées sur le Teatro San Martin de l’année 1978 à aujourd’hui. Nous montrions comment ont évolué le ballet, le théâtre, son budget et qui furent ses différents directeurs. Une autre action (Postales) consistait à intervenir devant des théâtres en travaux depuis longtemps ou fermés, avec des pancartes. Nous avons également fait des photos-performances à la manière d’un spectateur tenu à l’extérieur d’un lieu. Pour la dernière action (Deseos), nous avons posé sur les vitres du Teatro San Martin des post-it avec nos désirs écrits dessus, à la manière des bonnes résolutions du nouvel an. Des désirs et des réclamations concrètes, bien que bienveillantes, évitant toute confrontation, la société argentine étant politiquement très polarisée : schématiquement, vous êtes soit kirchnériste, soit macriste1. Nous nous soustrayons à toute organisation politique. Nous sommes un collectif de pensée et de discussion. Ce qui nous paraissait intéressant avec ces actions était la possibilité d’un dialogue inclusif.
ML : Vous avez également écrit de nombreux textes, dont un manifeste, et organisé un Congrès. Quel rôle donnez-vous à cette production textuelle par rapport aux acciones iceberg ? Quel est votre rapport à la production théorique, sa nécessité
EP : Cette production de textes est le résultat du travail du groupe d’études qui existe à l’intérieur de Escena Politica. Nous avons organisé un congrès, le « Congreso transversal de escena politica », pendant lequel nous avons essayé de réfléchir à la relation entre art et politique afin de nous penser nous-mêmes. Durant le temps de sa gestation, un groupe d’études a été créé grâce auquel nous avons dédié notre temps à l’étude de textes de deux penseurs, Franco « Bifo » Berardi et Amador Fernández-Savater, dont nous nous sentons proches et que nous avons invités lors de l’événement. Nous avions lu un manifeste de « Bifo » et cela nous a aidé à cerner certaines des problématiques essentielles que nous voulions aborder dans le congrès. Nous souhaitions utiliser ces intellectuels comme vecteurs pour nous penser nous-mêmes comme groupe, ainsi que pour aborder les problématiques sur lesquelles nous étions en train de réfléchir. Nous souhaitions voir comment résonnaient ces penseurs à l’intérieur de notre action. La pratique de l’écriture est quant à elle une pratique qui est et doit être en constant dialogue avec ce que, non seulement, nous pensons mais aussi avec ce que nous faisons. Notre manière d’écrire et de penser en tant que groupe s’établit sans qu’il n’y ait aucune hiérarchie ou rôle. Quelqu’un écrit, l’autre corrige. Cela prend la forme évidente d’une conversation permanente entre nous tous.
ML : Cette organisation horizontale, sans hiérarchie ni leader, que vous mentionnez met à distance toute forme de personnalisation de votre mouvement. Vos prises de paroles tout autant que vos interventions sont exclusivement collectives et anonymes. Comment décririez-vous le mode de fonctionnement d’Escena Politica comme communauté artistique et politique?
EP : C’est une communauté ouverte. C’est une des règles fondamentales. Nous ne sommes pas toujours les mêmes et nous ne voulons pas d’un groupe fermé, d’une entité figée. L’idée que nous soyons dynamiques est importante. Nous nous définissons de manière identitaire et idéologique par ce que nous faisons. Nous sommes une communauté affective, dans le présent. Le sens de cette communauté n’est pas seulement et uniquement structuré autour de questions politiques ou artistiques mais également par des questions plus émotionnelles. Nous faisons communauté à plusieurs niveaux. Ce qu'il se passe est supérieur à n’importe quelle idée politique du gouvernement que nous combattons. Nous avons la conscience que le changement que nous pouvons générer commence à chaque fois que nous parlons, que nous nous réunissons. En réalité, nous sommes constamment en train de faire de la politique et après nous la traduisons dans un autre espace. Escena Politica, à la manière d’une plate-forme, s’envisage comme un espace d’échanges, de pensées, d’actions et d’associations.
ML : Venant tous du champ des arts de la scène, les actions que vous conduisez constituent presque un anti-spectacle. Vos pratiques respectives n’exercent-elles pas une influence sur la production de vos actions revendicatives?
EP : En effet, même si nous appartenons au milieu des arts scéniques et du spectacle, nos actions sont quant à elle anti-spectaculaires, figées, calmes. Nous avons tous des productions très distinctes entre nous et ne sommes pas nécessairement d’accord en termes de critères esthétiques. Nous ne sommes pas une génération qui produirait un même travail sur le théâtre et la danse. Nous nous joignons les uns aux autres pour un autre objectif. Nous sommes d’accord sur les actions car nous ne les pensons pas de manière spectaculaire. Nous les pensons d’une manière performative, ce qui est différent. Il y a la performance ou la performativité et le spectacle. Nous avons collégialement décidé de cette esthétique, fixant des règles rigides, loin du travail de chacun. Notre mouvement s’entend comme un espace où se pensent ces actions concrètes, loin de toute tradition personnelle.