Accueil
Critiques et entretiens
Focus
Dossiers thématiques
Global Terroir
À propos
La belle revue papier
Newsletter
fren
2022 – Moonlighting
2021 – Universal Zombie Nation
2020 – Educational Complex
2019 – Avec ou sans engagements
2018 – Passion travail
2017 – Des espaces possibles?
2016 – Grotesque
2015 – La citation - replay

Art as an office space

par Benoît Lamy de La Chapelle

Facebook / Twitter


The actual work of the contemporary artist is his or her CV1.

De tonalité grise et sobre, constitués d'un mobilier froid et métallique, compressant les employés s'y affairant, les espaces de bureau dépeints dans Playtime (1967) de Jacques Tati n'ont véritablement rien pour plaire, et apparaissent comme la caricature du monde du travail propre à la post-modernité. Considérés alors comme lieux inesthétiques qu'il fallait décorer d’œuvres d'art afin de les rendre chaleureux, c'est pourtant à la même époque que certains artistes conceptuels s’intéressent à la neutralité émanant de ces espaces comme fondement plastique de leur démarche, ce qui valut plus tard à Benjamin Buchloh de qualifier l’art conceptuel de cette période d’« esthétique de l’organisation administrative »2. Si les accessoires du bureau occupent une place centrale dans certaines œuvres3, d’autres rendent visible l’espace même du lieu de travail : l’intervention de Michael Asher à la galerie Claire Copley (1974) bien sûr, mais aussi l'exposition January 5-31, 1969 organisée par Seth Siegelaub, dont l’accrochage épuré laisse une large place à la présence du bureau dans l’espace. Témoins de la tertiarisation progressive de l’économie occidentale, comme de l’ascension de la société de services et de communication, de nombreux artistes s'inspirent de l'esthétique du bureau pour faire œuvre à l’instar de The Offices of Fend, Fitzgibbon, Holzer, Nadin, Prince & Winters (1979) singeant les compagnies de conseil, du Kippenberger Büro (1979) de Martin Kippenberger qui, pour vendre ses tableaux invendus, décida d'ouvrir son propre bureau de vente, ou de Cindy Sherman documentant les employés d'Artist Space au travail tout en s’y mettant en scène (Artists Space staff (1979) et Untitled (Secretary) (1978)). Les années 80, décennie de l'artiste-entrepreneur, de la haute finance, de la communication et de la publicité, apportent un contexte inédit ne laissant pas indifférent un artiste comme Philippe Thomas qui élabore Les ready-made appartiennent à tout le monde® (1987), une agence de communication et de production d’événements qui propose des services comme aider des collectionneurs à entrer dans l'histoire de l'art en signant une œuvre produite par d'autres. Cette agence était sobrement constituée d'un bureau et d’une salle d’attente installés dans un seul et même lieu, produisant un fort effet esthétique. Notons qu'une récente présentation de ce projet4 y associait le collectif DIS dans un dialogue intergénérationnel autour de la publicité et de la communication. DIS est dorénavant bien connu pour être le héraut de l'esthétique « corporate », ayant porté à plusieurs reprises5 toute une génération d'artistes dont les démarches témoignent aussi des conséquences du capitalisme avancé sur le monde du travail, désormais qualifié de « post-fordiste » ou d’ « immatériel », tel que théorisé par Paolo Virno6, Maurizio Lazarato et Antonio Negri7. Ces artistes s'ajoutent à d'autres qui, depuis le début des années 2000 − décennie de la bulle internet et de l’ascension des start-ups −, entretiennent des rapports étroits avec l’environnement matériel spécifique à l’espace du bureau (feuilles A4 tapuscrites, emails, classeurs, ordinateurs portables, costumes cravates/tailleurs style working-girl, chaises et tables, organisation parcellaire, tons chromatiques neutres et froids…). Cet engouement actuel pour ce que nous nommerons, faute de mieux, « l'esthétique du bureau », n'est évidemment pas arrivé par hasard et nous nous demanderons alors de quoi sa présence dans les œuvres d'art récentes est le nom.

Un des projets les plus emblématiques du bureau comme forme artistique pourrait être Collective Wishdream of Upper Class Possibilities mené par Plamen Dejanoff entre 2001 et 2003. L’artiste s’installa en janvier 2001 dans un duplex au troisième étage d’un bâtiment high-tech fraîchement bâti (dans lequel se trouvaient également des locaux d’Adidas, Sisley, Benetton et des start-ups comme Viva ou Wir design) localisé dans le quartier Mitte de Berlin. Au sein de ce duplex tour à tour appartement, atelier et lieu d’exposition présentant des projets aux formes multiples, une table de ping-pong − accessoire indispensable à toute start-up se respectant − servait de bureau, décorée de ses œuvres et de celles d’autres artistes, réalisées de manière à meubler fonctionnellement ce lieu de travail singulier. Parmi les projets présentés, nous évoquerons celui où l’artiste fut pendant un an l’employé de la firme suisse Tomato Financial-Treasury Services S.A. (2002) : après avoir signé un contrat, il reçut un salaire contre lequel il fut chargé de représenter la firme à l’extérieur… Qu’il ait rempli cette tâche ou la manière dont il s’en est acquitté nous intéresse ici moins que le fait d’utiliser l’image (au sens communicationnel) de son lieu de travail qui, ressemblant davantage à une agence de pub ou à une start-up qu’à un atelier d’artiste dans l’acception classique du terme8, fournissait le cadre idéal pour effectuer ce genre de business. Grâce à l’adaptation des codes du travail post-fordiste à sa démarche − déjà très orientée vers le design −, Dejanoff relevait sans ambage les accointances entre art et économie néo-libérale, qui, si elles pouvaient choquer alors, semblent à peine gênantes aujourd’hui.

Paru approximativement à la même époque, le constat d’Eve Chiapello et Luc Boltanski comme quoi le « nouvel esprit du capitalisme » aurait absorbé la « critique artiste » (à savoir une critique exigeant plus de place pour la créativité, la liberté, l’autonomie et l’authenticité dans les sociétés industrielles modernes), apporte un élément de compréhension à l’incursion de l'esthétique du bureau dans les pratiques artistiques (mais aussi curatoriales9), de même qu’à notre manière toujours plus favorable de la recevoir. Selon les auteurs, les manageurs des grandes entreprises et administrations publiques, enfants de mai 68, auraient insufflé la critique artiste dans les techniques de management : ces derniers se seraient en effet appuyés sur le modèle de pensée et le style de vie des artistes pour réformer le capitalisme keynésien moribond dans les années 80 et 90, grâce à la généralisation de ce modèle à toute l’économie et à toutes les formes de travail10. En s’appropriant ainsi la critique artiste, le nouvel esprit du capitalisme l’aurait vidé de sa substance comme en témoigne I’m a Revolutionary (2001) une vidéo de Carey Young dans laquelle cette dernière se met en scène au travail avec un coach dans les bureaux d’une grande firme, lui répétant obstinément « I’m a revolutionary » dans le but de s’en convaincre. Se trouve ainsi imagée la manière dont de nombreux modes de critiques ont été insidieusement écartés par le capital, rendant caduque toute quête d’une position radicale dans la conjoncture actuelle. Ici encore, ce décorum, les vêtements portés par l’artiste, contribuent à esthétiser cet environnement de travail et, là où la démarche de Plamen Dejanoff pouvait rebuter, il semble désormais que cette esthétique du bureau soit de plus en plus acceptée comme forme artistique. On la trouve aujourd’hui telle quelle dans des propositions immersives comme Regression Toward the Mean (2014) de D’Ette Nogle, Bob’s Office (2016) d’Amalia Ulman, Office of unreplied emails (2016) de Camille Henrot ou encore dans les Relieviation Works (2017) d‘Aria McManus. Plus éloquent, une des images de la série Smiling at Art (2013) produite par DIS, représente une salle d’exposition type white cube, dans laquelle sont exposés des fauteuils ergonomiques à roulettes admirés par des visiteurs comme s‘il s’agissait de sculptures. Mais la problématique du ready-made n’est plus d’actualité ici : Duchamp n’a effectivement jamais tenu à ce que ceux-ci soient admirés pour leurs qualités propres alors que ce mobilier de bureau est réellement apprécié pour des critères d’ordres esthétiques. Par-delà son statut fonctionnel et son design, il est présenté en tant qu’œuvre d’art (et non pas comme générateur d’une réflexion sur le statut d’œuvre d’art) et, contre toute attente, reconnu comme tel.

Si l’artiste est le modèle de l’entrepreneur/manageur du capitalisme néo-libéral et de ses nouvelles modalités de travail (en réseau, auto-entrepreneur, co-working, flexibilité, déterritorialisation du lieu d’activité, pas d’horaires fixes) comme semble le suggérer Pierre-Michel Menger11, de manière encore plus explicite que Chiapello et Boltanski, c’est par un étrange retour des choses que ce nouvel ordre inspire et nourrit un large champ de la création actuelle. Car, si les artistes sont à l’origine de ce « nouvel esprit du capitalisme », ils en sont également les victimes, au même titre que les autres travailleurs comme le fait remarquer Marizio Lazarato en soulignant, contrairement aux trois auteurs évoqués ci-dessus, que le modèle de l’économie néo-libéral n’est pas l’artiste et sa pensée libératoire, mais « le capital humain » en tant qu’entrepreneur de soi-même. S’appuyant sur les thèses de Michel Foucault, période Naissance de la bio politique, l’auteur avance en effet que « le néo-libéralisme ne cherche pas son modèle de subjectivation dans la critique artiste puisqu’il a le sien : l’entrepreneur, qu’il veut d’ailleurs généraliser à tout le monde, artiste compris » et plus loin, « La capitalisation est une des techniques qui doit contribuer à transformer le travailleur en « capital humain » qui doit assurer lui-même la formation, la croissance, l'accumulation, l'amélioration et la valorisation de « soi » en tant que « capital » »12. Si Lazzarato ne parvient pas selon nous, à démentir entièrement la thèse de Chiapello et Boltanski, il voit juste quant à l’absorption des artistes au sein de ce nouveau mode de subjectivisation. Il est évident que l’état de l'art actuel, son économie et la professionnalisation extrême de la carrière des artistes, l'industrialisation de la culture, la labellisation de l'art contemporain, sa médiatisation et la précarité dans laquelle évolue la grande majorité de ses acteurs, ne peuvent que corroborer ce constat.

Dans un tel environnement où chaque humain est devenu entrepreneur de sa vie, l’artiste ne correspond plus à la figure romantique et libérée qui lui a longtemps été assignée, mais appartient désormais à la masse de travailleurs « obligés d’être libres »13 en régime démocratique. Malgré l’hypothèse de Joseph Beuys avançant que « si le concept élargi de l’art se réfère à chaque homme considéré comme un artiste (« tout homme est un artiste »), alors il se résout dans le travail »14, il s’avère en réalité que les artistes sont soumis au même régime administratif que les travailleurs libres, patron d’eux-mêmes, s’autocontrôlant et gérant leur budget, déclarant leur ressources, s’auto-promouvant sur les réseaux sociaux, travaillant sur certaines périodes pour s’autofinancer et évoluant dans un milieu où créativité et liberté tendent à s’effacer au profit de la rentabilité. La présence évidente de l'esthétique du bureau et de ses accessoires dans de nombreuses démarches actuelles semble ainsi refléter ce changement de paradigme dans le mode de vie des artistes qui se trouvent désormais inclus dans un fonctionnement qui leur semblait extérieur. Par ce biais à la fois formel et conceptuel, l’artiste manifeste ce nouveau conditionnement à un régime toujours plus coercitif avec lequel il n’a de cesse de se débattre. Apparaît alors cette esthétique du bureau qui, réifiée sous forme d’œuvre d’art, n’apparait plus comme quelque chose d’austère à fuir une fois sa journée de travail terminée, mais comme portant en soi sa propre beauté, son style et générant a fortiori un nouveau goût (à quand la déco d’intérieur dans le style openspace?)15.

À la fin de leur essai Chiapello et Boltanski remarquaient que, le capitalisme ayant vidé la critique artiste de son sens, cette dernière restait plus que jamais d’actualité16. Le problème qui se pose désormais, c’est de se demander si cette esthétique du bureau et l’incursion des attributs du travail post-fordiste dans les œuvres d’art, ne seraient pas le signe d’une lente résignation. Car à défaut d’approche critique, cette incursion rarement débattue et l’emprise qu’exerce l’image de cette nouvelle forme de travail sur nos vies, semblent davantage révéler une soumission volontaire au nouvel esprit du capitalisme que faire renaitre la critique artiste de ses cendres.

 

Notes

    1. Boris Groys, “The Truth of Art”, dans E-flux Journal, n° 71, Mars 2016
    2. Benjamin Buchloh, « De l’esthétique d’administration à la critique institutionnelle (aspects de l’art conceptuel, 1962-1969) » dans Essais historiques II, Art éditions, Villeurbanne, 1992, p. 172.
    3. Nous pensons ici, entre autres, à Working Drawings And Other Visible Things On Paper Not Necessarily Meant To Be Viewed As Art (1966) de Mel Bochner ou aux certificats de Ian Wilson tapés à la machine à la fin des années 60.
    4. Philippe Thomas with Interventions by Bernadette Corporation, DIS and Emily Segal exposition organisée par Marta Fontolan à Project Native Informant, Londres, 2016.
    5. Pour exemple, voir la programmation de la 9ème Biennale de Berlin curatée par DIS en 2016.
    6. Voir Paolo Virno, Grammaire de la multitude. Pour une analyse des formes de vie contemporaines, Trad. Véronique Dassas, Edition de L’Eclat, Paris, 2002.
    7. Voir Maurizio Lazzarato et Antonio Negri, « Travail immatériel et subjectivité » dans Futur antérieur, numéro 6, été 1991.
    8. Il serait intéressant à ce sujet de faire une étude sur l’évolution du type de mobilier dans les ateliers d’artistes ces trente dernières années et de mesurer à quel point ces derniers tendent à fusionner mobilier et ambiance de start-ups ou espaces de co-working avec l’ambiance chaotique d’un atelier de type « Francis Bacon »… Et du mobilier, trainant dans l’atelier, à l’œuvre, il n’y a qu’un pas.
    9. Pour exemple, voir les expositions The Office curatée par Pierre-Alexandre Matéo et Charles Teyssou en 2016 dans les bureaux de l’entreprise ACL Partners et OpenOffice curatée par Nuno Patricio en 2017sur le site Ofluxo.net.
    10. Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Edition Gallimard, 1999 et 2011, p.313
    11. Voir Pierre-Michel Menger, Portrait de l’artiste en travailleur. Métamorphoses du capitalisme, Coll. La République des idées, Edition du Seuil, Paris, 2003
    12. Maurizio Lazzarato, Les malheurs de la « critique artiste » et de l’emploi culturel, Institut européen pour des politiques culturelles en devenir, 2007, en ligne : http://eipcp.net/transversal/0207/lazzarato/fr
    13. Voir Nikolas Rose, Governing the soul : The Shaping of the Private Self, London: Routledge, 1989
    14. Joseph Beuys, « Entrée dans un être vivant », Conférence prononcée le 6 août 1977 dans le cadre de l’Université libre internationale, « Documenta 6 » à Kassel, dans Joseph Beuys. Par la présente, je n’appartiens plus à l’art, L’Arche, Paris, 1988, p. 59
    15. Nous partageons ici la thèse de Boris Groys quant aux manières dont l’art peut changer la société : « artists and their audience share the material world in which they live. [...] Art « changes the world in which these spectators actually live—and by trying to accommodate themselves to the new conditions of their environment, they change their sensibilities and attitudes. [...] Indeed, if one is compelled to live in a new visual surrounding, one begins to accommodate one’s own sensibility to it and learn to like it. » dans Boris Groys, “The Truth of Art”, Op. Cit.
    16. Luc Boltanski et Eve Chiapello, Op. Cit., p.556




Tags

Benoît Lamy de La Chapelle art as an office space



«– Précédent
Entretien avec Joshua Schwebel