FLÂNOCHERIE EN BUNDSCHUH
Tel un godillot flottant sur la bannière moiré bleu-vert[1] de leur site internet, cette phrase Faggotry as it is today n’apparaît que dans le cas où l’on clique en haut à droite, sur un discret point d’interrogation enfermé dans un sibyllin phylactère mauve. Cette déclaration confidentielle, préexistante à la question, annonce à la fois un programme thématique, mais aussi l’affirmation d’une matérialité et d’une temporalité singulière. Buenos Tiempos Int. est un espace d’exposition en ligne, créé en 2014, dont les fondateurs, Marnie Slater et Alberto Garcia Del Castillo, résident à Bruxelles, mais dont le corps et la voix du projet sont soumis à différents déplacements et proliférations.
Dans cette courte affirmation, le as it is today revêt autant d’importance, à mon sens, que le terme faggotry, un terme désuet aux saveurs sémantiques variées[2]. Ici, l’identité queer de cet espace de représentation et de production s’allie à la temporalité d’un moment donné, « aujourd’hui », mais plus encore à un « maintenant » de l’exposition en ligne. As it is today, « tel qu’il est aujourd’hui », agit comme une fenêtre sur un champ d’activités fluctuantes.
C’est ce que propose en tout cas une partie du site qui consiste à présenter pendant un temps variable, la proposition ponctuelle d’un•e artiste, d’un•e écrivain•e, ou d’un•e cinéaste, puis à archiver, à la fin de cette période, un nom, un titre et une date, sans autre rappel visuel. Le temps d’un mois par exemple flotte donc sur la page d’accueil un message peint de Sam Lipp, des dessins et photos de Vava Dudu, un film de Little Egypt, un documentaire d’Arthur Bueno, ou des textes et une vidéo de Julia Feyrer et Tamara Henderson. L’un•e remplacera l’autre. Tout disparaîtra. Cet effet de manque, pour paraphraser Derrida, affiche la marque de l'absence d'une présence, d'un présent toujours absent, d’un manque originaire qui semble être la condition de la pensée et de l’expérience. Dans son association à la question queer, à la question de l’autre en général, cet effet prend tout son sens.
S’il n’y a pas de déplacement nécessaire du corps du spectateur dans cet « ici et maintenant » de l’exposition, en revanche le corps du projet, lui, est susceptible, de se mouvoir, de s’exprimer, de produire du contenu et de se soumettre à différentes transformations.
C’est l’une des autres parties du site qui présente les productions de Buenos Tiempos, Int. Y sont répertoriées à ce jour : The Ages of Beatrix Ruf: A History of Power Transvestism (Part I & II) (2014 et 2016), A Walk with Dorothée Dupuis and Jessica Gysel Around the Chinese Pavilion and the Japanese Tower in Brussels (2015), Strictly Ballroom et Total Eclipse (2017). Ces arrangements vidéos, constructions théâtrales, ou performances lues et chantées, impliquent chaque fois un nombre différents de protagonistes, toutes et tous engagé•e•s à réfléchir et à articuler les complexes possibilités actuelles du sexe et du genre.
C’est par la restitution de l’une de ces productions à la Box, la galerie de l’École Nationale Supérieure d’Art de Bourges, dans un programme hebdomadaire de projections de films, de performances, de discussions et d’ateliers, regroupés sous le titre Flâneuses ?, qu’Aurélia Defrance a décidé de présenter en 2018 l’œuvre de Buenos Tiempos, Int. « Nous avons choisi ensemble Total Eclipse, d’une part parce qu’elle n’avait été présentée qu’une fois, lors du lancement d’un numéro du magazine Girls Like Us, mais surtout pour l’intégration de la figure du dandy, qui était jusqu’ici absente du programme. Total Eclipse rassemble “la dandy-femelle” du texte de Lisa Robertson, une aventure bruxelloise du duo Rimbaud -Verlaine, et quelques réflexions vestimentaires de Bill Cunningham. La posture et le rapport de chacun•e à la rue est particulièrement intéressant, et ce que je trouve très fort, c’est qu’on peut y parler et penser la ménopause (ou les organes reproducteurs comme déterminant de la position de la femme), et l’impératif de se cacher pour un couple homosexuel ensemble, via la figure du dandy et de ses impertinences, sa flamboyance. » Aurélia ajoutait : « Et puis il y a aussi la présence et l’énergie de Marnie, Alberto, Clare et Joëlle[3]! Ils en ont apporté beaucoup »
La troisième partie du site rassemble les différentes stratégies d’interventions publiques de l’espace d’exposition Buenos Tiempos, Int. en tant que collectif local et international, visant à stimuler l'orientation de genre, de race et de classe de l’esthétique actuelle de l'art contemporain, une nuit, sur un toit ou dans le coffre d’une Porsche.
Enfin pour revenir au commencement, ce qui vient avant toute question, et surtout avant tout questionnement de l’Être, cher à quelques philosophies, et en d’autres termes, ici, qu’est-ce qui vient avant la question de la bulle mauve ? Il vient, à l’endroit de cette adresse virtuelle, et dans le temps de regard qu’elle propose, l’affirmation politique de l’absence, suivi de près, par effet d’éclipse, de la question de la création du désir.
- Je fais allusion ici aux Bundschuh, ces insurrections paysannes dont l’emblème était un lourd brodequin à lacets, détail vestimentaire que les paysans allemands de la fin du XVème siècle choisirent comme symbole de leur colère interdite et demandèrent à des artistes, associés à l’époque à l’élite intellectuelle et religieuse, de peindre, à leurs risques et périls à tous, sur des bannières de soie bleue. Voir l’excellent Peintres et vilains de Maurice Pianzola, paru Aux presses du réel en 1993, qui retrace l’aventure de cette association périlleuse et régénérante de l’art sacré contaminé par la révolte, une histoire du pouvoir des images, du voyage de la parole, de bouts de tissus et d’accessoires triviaux.
- Pour ces significations et autres renseignements voir l’interview parue dans Crash par Dorothée Dupuis. http://www.crash.fr/an-interview-with-marnie-slater-and-alberto-garcia-del-castillo-founders-of-buenos-tiempos-int/
- Joëlle Bacchetta (lecture) et Clare Noonan (chant).