Diann Bauer se rattache à une veine du posthumanisme qui s’oppose aux pensées anthropocentrées et essentialistes les plus persistantes, tout en se souciant des problématiques relatives aux corps minoritaires. Appelé xénoféminisme, ce courant se veut, selon son manifeste, « abolitionniste du genre, anti-naturaliste, une forme technomatérialiste du posthumanisme initiée par le groupe de travail Laboria Cuboniks. Il s’agit d’un projet de construction mondial partant de l’hypothèse que toute société digne de ce nom prendrait le féminisme comme principe fondateur. Il tend à contaminer un large éventail de domaines et stipule que chaque changement significatif devra avoir lieu à tous les niveaux et dans toutes les disciplines »1. Les travaux de Diann Bauer incluant les principes posthumains et féministes nous incitent à nuancer, avec une certaine éthique, les idées abstraites autour de l’intimité des corps de chacun des organismes confrontés à des échelles d’espace distendues et déformées, et les exigences qu’elles imposent à leur agissement sur une Terre qui semblent toujours plus déconsidérée. Son travail était récemment présenté lors de l’exposition XenoGenesis à Treignac Projet en juillet 2017. À la fois exposition et projet de recherche, XenoGenesis explorait l’hypothèse d’une aliénation émancipatrice proposée par Diann Bauer et le groupe Laboria Cuboniks (créé en 2014), un collectif xénoféministe polymorphe dont les membres incluent Amy Ireland, Diann Bauer, Helen Hester, Katrina Burch, Lucca Fraser et Patricia Reed. Partant des récits de science-fiction d’Octavia E. Butler (1947-2006), l’exposition tissait des liens entre les dilemmes des personnages principaux de ses romans et la créature xénomorphe de la série de films Alien. À Treignac Projet les modèles esthétiques de l’aspiration humaine présents dans les œuvres précédentes de Diann Bauer (tels qu’Icare, l’enlèvement des Sabines et le motif de la main dans ses dessins, évoquant celle de la Création d’Adam de Michel-Ange) étaient associés avec la dynamique du manifeste pour l’aliénation ainsi que l’abstraction politique présente dans ses installations, notamment celles réalisées avec le collectif A.S.T2, ou dans ses œuvres plutôt pop comme NRAF (2011). Dans XenoGenesis, cette énergie se manifestait au travers d’images représentant des formes abstraites, de monolithes et d’aliens fusionnant avec des humains, afin d’amorcer de nouveaux questionnements quant aux concepts d’ « alien » et d’aliénation. Des images sélectionnées par le commissaire Sam Basu représentait l’acteur Bolaji Badejo (qui endossait le costume d’Alien dans le film de Ridley Scott en 1979) à moitié costumé, comme une personne de couleur semblant exténuée par sa condition de spécimen ou d’objet, reléguée aux marges, exclue du centre et des organes décisionnels, malgré la fascination suscitée par son hybridité. En outre, la créature alien appréhende douloureusement la confrontation avec l’humain, chacune des images exprimant que leur rencontre est toujours fondée sur un rapport de pouvoir dissymétrique et non sur des bases sûres et agréables. Des mots désincarnés, des vidéos de futurs « aliens » habitées seulement par des voix apaisantes mais injonctives, des formes abstraites et d’infinis monolithes noirs dépeignent le futur de l’homme comme dénué de toute enveloppe corporelle, débarrassé du désir de la chair, peut-être aussi de la matérialité de l’organisme, ou exigeant une nouvelle compréhension des formes et des échelles. La démarche de Diann Bauer parvient ainsi à présenter les concepts d’aliénation et d’altérité comme antagonistes et non comme des notions réflexives, ouvrant un espace de rencontres éthiques avec l’autre aussi étrange qu’enrichissant, tout en soulignant que les politiques monolithiques à venir représentent une réelle menace pour les individus. Si son travail tend à dépasser les notions de genre et d’identité, avec Xenofeminism par exemple, il s’éloigne de la veine hyper-futuriste et douteuse du posthumanisme ou pire, des pulsions transhumanistes qui fétichisent le posthumain comme être humain éternel – c’est à dire éternellement dominant. Diann Bauer donne forme à de nouvelles géographies, à la fois dans ses œuvres et pour le commissariat de XenoGenesis, nous invitant à errer parmi des chemins « aliens », à rencontrer des corps étrangers hybrides, afin d’établir des connexions avec une altérité absolue, au lieu d’évaluer les valeurs morales d’autrui à partir de vraisemblances. Par-delà le genre, nous sommes tous autres et chacun des organismes, avec leurs multiples facettes, apporte un nouvel engagement créatif et matériel. Cela rend sa conception de l’altérité profondément écologique et éthique.
Patricia MacCormack : XenoGenesis virtualise le temps et ces rapports avec l’évolution en associant l’avenir « alien », l’abstraction (présent par l’intermédiaire du monolithe triangulaire), les corps minoritaires (femmes, populations d’origines étrangères…) et les aliens. Comment parvenez-vous à ce type de relations ?
Diann Bauer : Ma pratique s’oriente actuellement dans deux directions : un travail réalisé dans le cadre du xénoféminisme et un autre avec the Alliance of the Southern Triangle. J’essaie de mieux comprendre les liens existant entre ces projets et mon intuition du moment m’indique que ces connexions résultent de l’oscillation multidimensionnelle. J’entends par là qu’il existe actuellement un grand nombre de demandes faites aux humains nécessitant une grande agilité face aux changements d’échelles auxquels ils sont constamment confrontés. Nous devons être capable d’agir, être, penser en fonction de notre environnement immédiat, en tant que corps particulier dans un environnement particulier, mais nous devons nous comporter de même envers les structures systémiques globales. Il faut être capable de penser à différents niveaux d’échelle à la fois. Il s’agit d’une habilité qui n’était pas nécessaire du point de vue évolutionniste. Nous sommes davantage faits pour fonctionner dans un contexte local et bien que personne ne puisse l’ignorer, cela ne suffit plus lorsque l’espèce doit se mesurer à des phénomènes globaux. L’idée selon laquelle les humains représentent désormais une force géologique, par exemple, est une abstraction de même qu’une ramification très concrète et nous devons être capables de penser les deux à la fois. Le fait que le changement climatique affectera inégalement les populations durant des temporalités malheureusement prévisibles illustre bien quel sera l’impact des forces globales sur les réalités locales tels que le racisme et les problèmes économiques. Si le changement climatique est bien évidemment mondial, prétendre que ses effets seront équitables est une chimère. Lorsqu’on essaie de penser la construction d’un futur dans ce contexte, il nous faut disposer de cette agilité de pensée multidimensionnelle.
PM : Les lettres et les mots semblent importants dans ce projet. Comment expliquez-vous leur relation avec les images et l’art que vous créez, et l’impact visuel des mots entre eux ? Comment les mots opèrent-il de manière autonome en tant que formes artistiques ?
DB : Le texte était pour moi un moyen de clarifier ce qui m’intéressait ou ce dont je parlais à haute voix, même si j'ai compris au fil du temps que le langage parlé n'est pas nécessairement plus clair que l’écrit, bien qu’il m'ait quand même permis d'expliquer les choses d'une manière particulière. L’œuvre intitulée XF no. 5 (2017) que l’on pouvait visionner dans l’exposition a d’abord été réalisée pour la Gerrit Rietveld Academie afin de présenter le xénoféminisme aux étudiants. Je voulais une pièce plutôt didactique, expliquant mon implication dans ce mouvement. Bien entendu, il en émane aussi une esthétique et des choix ont été faits par rapport à l’impression générée par l’œuvre, ce qui a son importance. Mais dans ce cas précis, le texte prend la forme d’un message intentionnel, précisant aux regardeurs ce dont je suis en train de parler. À dire vrai, j’essaye maintenant de m’écarter du texte (ce qui pour être honnête n’est pas toujours facile), je recherche le moyen de clarifier ma pensée sans passer par ce biais.
PM : Votre attitude vis-à-vis du posthumanisme semble à la fois abstraite, critique et réjouissante. Quels rapports votre art entretient-il avec le posthumain, la technologie, le transhumanisme et le rôle de l’humain dans ces domaines ?
DB : J’hésite à rentrer dans les débats concernant le post/transhumanisme, car je sais qu’il s’agit de domaines séparés entretenant d’importantes différences et animosités entre eux. Je pense que les humains sont en train d’évoluer vers autre chose et l’accès à cette « autre chose » n’est pas aisé, ce qui pose problème : pas seulement à court terme mais aussi à long terme, puisque les règles sont en train d’être écrites. Il existe un risque substantiel d’intégration de normes culturelles racistes et sexistes au sein de ces règles qui seront consolidées dans le futur. Tout aussi pressantes sont les questions concernant notre compréhension de l’intelligence, à savoir ce qu’elle est. Il est dorénavant reconnu que son ontologie est beaucoup plus vaste, ce qui semble une avancée essentielle. Beaucoup ont annoncé que nous serions au bord d’une révolution copernicienne au sujet de l’intelligence et je partage absolument cet avis. Ma démarche se positionne davantage là, en direction de ce que l'humain va devenir.
PM : Votre nivellement des corps minoritaires (femmes, personnes de couleur, collectifs et l’utilisation de costumes dans les performances pour devenir animal) et de ce futur « alien » me parait décisif dans votre travail. Je vois cela comme une manière très positive de défier les privilèges extrémistes du « superhumain » en tant qu’homme blanc hétérosexuel. Pourriez-vous parler de la place et du rôle des femmes, de l’altérité et des dominés dans votre art comme dans vos visions du futur ?
DB : Je pense que cela concerne également les questions d’échelles et les engagements de chacun. Cela revient-il à l'humain ? Cela revient-il à l'intelligence ? Cela revient-il à la sagesse, à la sensibilité ? Faudrait-il instaurer une hiérarchie ? Bien évidemment, nous pénétrons ici des territoires sensibles et potentiellement dangereux, à savoir qui définit l’intelligence et à quel moment le pouvoir peut agir en tant qu’entité décisionnelle sur cette définition. Je pense qu’il importe de prendre du recul et de parler/penser à propos de l’« humain » et de ses capacités, de réfléchir à quel type d’intelligence il a accès au contraire de l’intelligence artificielle ou toute autre forme de vie. Mais bien entendu, en regardant de plus près, on trouve d’importantes différences de pouvoir entre les formes de vie connue et entre les humains, il existe donc un besoin constant d’osciller entre ces différentes échelles. Chacune des deux est essentielle pour penser/construire un futur.