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Damien Fragnon – Un laboratoire peut en cacher un autre

par Romain Noël

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Il y a quelques mois, j’ai pris la route pour aller voir l’exposition de Damien, « Les falaises traversent nos mains ». Quelques minutes après mon arrivée, un inconnu s’est approché de moi et m’a dit que l’exposition était un véritable laboratoire. Mais il m’est très vite apparu que derrière le laboratoire scientifique se cachait un autre laboratoire, formel et affectif, c’est-à-dire le laboratoire de la plasticité elle-même.

il y a beaucoup de choses dans cet autre laboratoire
il y a des plantes, du sel et des mues de cigales

La plasticité, c’est la capacité à donner et à recevoir forme. C’est-à-dire la capacité à agir et à pâtir, à se savoir puissant·e et à se reconnaître souffrant·e. Dans le fait plastique, la puissance formelle de l’affect s’entrelace à la puissance affective de la forme. Si l’on va jusqu’au bout de cette définition, la plasticité apparaît finalement comme une affaire de passion.

il y a des fils d’or, du grès rouge et une corde en lin
il y a un paysage imprimé sur un sac plastique

Un poêle était allumé dans l’espace d’exposition ; ce n’était pas une œuvre de Damien Fragnon, mais il était là et il me faisait signe. Le laboratoire de Damien Fragnon est aussi une maison dans laquelle brûle un feu : lieu de vie, nœud de liens, foyer d’affects.

il y a de la colle et du sable et de la pierre de talc
il y a des coquillages et des pierres qui parlent des langues oubliées

Il n’y avait pas de casseroles dans l’exposition, mais chaque œuvre formait une sorte de récipient ou de chaudron où des choses sombres1 allaient pouvoir se passer, et des liens se nouer, comme dans une cuisine où quelque chose mijote sur le feu.

il y a un nid de cacahuètes dans lequel vivent des bêtes sans nom
il y a des céramiques qui ressemblent à des rivières

La manière dont tous ces éléments sont agencés laisse croire qu’un tas d’expériences plus ou moins scientifiques sont en cours. Mais rien n’est attendu dans ce laboratoire alien2. Les expériences qui s’y font sont d’abord des propositions. Il s’agit moins de découvrir quoi que ce soit que de laisser le possible – c’est-à-dire le monde – faire son travail.

il y a une bruyère qui boit de l’huile essentielle de citron
il y a un tronc qui rêve de champignons en suçant des comprimés de vitamine C

La pratique plastique de Damien Fragnon emprunte un autre chemin que celui du savoir scientifique et de sa progression. Si le jeune plasticien s’empare de données scientifiques captées au hasard de ses lectures, il les détourne, au sens le plus pirate du terme. Les œuvres ici ne sont alors pas tant des expériences au sens scientifique du terme que des nœuds de possibilités, sortes d’incubateurs où les formes fermentent et racontent des histoires de liens que Damien Fragnon pressent et qu’il aimerait colporter. À l’affût de connexions invisibles entre l’humain et le non-humain, l’artiste les laisse se déployer et leur permet d’advenir.

il y a une branche de ronce, du brouillard et de la laine de mouton
il y a de la poussière et de la rouille, du magnésium et du vinaigre

Le laboratoire scientifique est aseptisé, surprotégé, désaffecté. L’autre laboratoire au contraire est hyperaffecté, comme un corps ou un tas de compost.

il y a des teintures de plantes et de légumes comme dans la potion du conte
il y a des métaux, des lampes, du soufre, des pierres volcaniques

Damien Fragnon a fait de l’errance sa méthode et de la porosité le fondement de son geste. Cela nous renseigne sur une autre spécificité de son laboratoire intuitif : contrairement au laboratoire scientifique en tant que tel, il privilégie l’observation à l’activité. Œuvrer dans un tel laboratoire, c’est faire l’expérience de ce que j’appellerais volontiers la puissance passive, que je tiens pour l’une des qualités les plus précieuses à l’heure de l’extinction3

.

il y a du millepertuis qui infuse car il y aura des brûlures
il y a des émaux qui disent des secrets

Ces derniers temps, je repense souvent à ce que Keats nommait « capacité négative »(negative capability), et qu’il définissait comme « la capacité à demeurer au sein des incertitudes, des Mystères, des doutes, sans s’acharner à̀ chercher le fait & la raison ». C’est la promesse d’une véritable écologie qui se formule ici. Et c’est en me remémorant cette promesse que j’ai traversé l’exposition de Damien Fragnon, y découvrant finalement un anti-laboratoire, ou un laboratoire en négatif, au sein duquel le monde allait pouvoir se déployer.

il y a des choses que je ne vois pas, que je ne sais pas,
et dont Damien lui-même ne connaît pas le nom
il y a le reste aussi qui n’en finit pas
et l’infini tempo de la passion

>Né en 1987 à Clermont-Ferrand, Damien Fragnon vit et travaille à Sète. Il a obtenu son DNSEP à l’ESAAA (École Supérieure d’Art Annecy Alpes, Annecy) en 2015. Il a été accueilli dans plusieurs résidences : les Ateliers du Grand Large, Décines-Charpieu – résidence d’artistes dirigée par l’ADÉRA – de 2015 à 2018 ; SAC Art Lab à Chiang Mai (Thaïlande) en 2019 ; Les Ateliers de Clermont-Ferrand en 2020.
Damien Fragnon a déjà montré son travail dans plusieurs expositions collectives, dont « Stone » à la BF15, Lyon, en 2018. Il collabore régulièrement avec Naomi Maury comme dans l’exposition « L’odeur du ciel » à l’Attrape-Couleurs, Lyon, en 2018. En 2020, il présente l’exposition personnelle « Un mirage irisé » à KOMMET, Lieu d’art contemporain, Lyon.




Damien Fragnon
« Les falaises traversent nos mains »
Espace d’art contemporain Les Roches,
Le Chambon-sur-Lignon  
11 octobre 2020 – 7 mars 2021




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