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Opérer en Algérie : une joyeuse schizophrénie

par Myriam Amroun

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Opérer dans un contexte tel que l’Algérie et particulièrement pour les métiers gravitant autour de l’art et de la culture est devenu, par la force des choses, un projet de vie1.  Le fait de « rester » et de s’y établir n’est pas de l’ordre du sacrifice, mais de celui du choix et de la quête de sens.

Pour contextualiser et mieux comprendre la dynamique du secteur artistique et culturel algérien, il faudrait brièvement revenir sur la période de la décennie noire dont les répercussions continuent à se faire sentir, même trente années plus tard.

Les premiers rangs touchés pendant cette période demeurent indéniablement la sphère intellectuelle et celle des artistes algérien·ne·s. La plupart de ceux et celles qui ont survécu aux innombrables menaces de mort ont fui le pays par nécessité et pour assurer leur survie. Néanmoins, d’autres sont resté·e·s malgré tout, ce qui n’a pas amoindri l’ampleur de l’exode des cerveaux.

Au-delà de cette sombre période ayant considérablement amputé le secteur, une autre réalité est à prendre en considération : les défis et remaniements permanents, sur le plan économique, politique et sociétal, interfèrent et fragilisent l’établissement d’institutions solides et autonomes qui pérennisent leurs actions sur le long terme.

À titre d’exemple, les trois dernières années, cinq ministres se sont succédé·e·s à la tête du ministère de la culture et des arts, un simple fait qui nous amène naturellement à cette rhétorique : comment envisager la pérennité d’un secteur, alors que la tutelle elle-même est désarticulée ?

En l’absence de volonté(s) politique(s) favorisant le développement d’un écosystème qui permette la mise en place de structure, de manière intentionnelle ou par négligence, le secteur culturel algérien a fini par se constituer de « personnes » qui, au fil du temps, se sont organisées en collectifs, en structures indépendantes et privées ou ont continué à opérer de manière individuelle. Ces mêmes acteur·rice·s ont fini par édifier un écosystème alternatif qui arrive tant bien que mal à se maintenir, dans une sorte d’équilibre critique. Un fonctionnement qui lui confère, par ailleurs, l’atout et l’aptitude de pouvoir renouveler les mécanismes qui le régissent de façon agile et créative, pour assurer la continuité de ses actions.

Pour n’en citer que quelques exemples : Artissimo, essentiellement axé sur la formation artistique et la diffusion culturelle qui s’est dernièrement muté en hub créatif ; La Chambre Claire, une maison d’édition indépendante spécialisée dans l’édition de livres de photographie ; Collective 220, qui se définit en collectif de récits photographiques ancrés dans diverses zones dispersées du territoire algérien, racontant des histoires de personnes, de villes et d’espaces.

On retrouve également le Collectif Cinéma Mémoire qui œuvre dans le domaine du cinéma depuis 2007, se consacrant à la formation professionnelle et à la diffusion culturelle. Plus récemment, le projet Tilawin a vu le jour. Initié par Liasmin Fodil, Tilawin propose un programme de mentorat gratuit, pour accompagner des photographes émergentes de l’Algérie et de sa diaspora.

De nombreux autres sont à compter avec une contribution non négligeable. Cependant, un autre constat est à faire, celui du manque cruel de lieux et d’espaces de diffusion. En l’absence de statistiques et de chiffres officiels, le bilan reste sommaire.

C’est justement dans le contexte de cette dynamique que s’inscrit le travail de rhizome.

Fondée en 2017, la structure n’a cessé d’évoluer en tant qu’espace non-physique, jusqu’au mois de novembre 2020, pour finalement aboutir à la forme matérialisée par l’espace algérois, sis au cœur du centre-ville sur la rue Didouche Mourad, qu’on lui connaît aujourd’hui.

Le modèle de rhizome en tant que structure culturelle, fait référence à la pensée rhizomorphique développée par Gilles Deleuze et Félix Guattari. Un concept qui appréhende les multiplicités, en opposition à la conception hiérarchique et arborescente de la connaissance. Ce modèle conçoit la culture et les arts comme un large éventail d’influences et favorise un système nomade de croissance et de diffusion, où les éléments qui le composent peuvent s’inter-influencer à tout moment et peu importe leur position.

Le nom fait à la fois référence au fonctionnement nomadique et arborescent du secteur culturel et artistique algérien (indépendant), mais aussi à la transversalité de ses actions. Ces principes sont adoptés au sein de l’organisation elle-même, que ce soit de manière structurelle ou opérationnelle. Au croisement d’une organisation artistique indépendante et d’une galerie commerciale, rhizome opère à l’intersection de ces deux modèles, adoptant une forme hybride dans sa démarche de pérennisation.

Dédié aux arts visuels, le travail de rhizome se déploie sur deux volets principaux :  celui de galerie, qui se concentre sur la représentation, l’accompagnement et la promotion des artistes contemporain·e·s émergent·e·s, avec une attention particulière accordée aux artistes algérien·ne·s et celleux des diasporas – l’objectif est à la fois de combler un fossé générationnel omniprésent, particulièrement, entre les artistes de la diaspora et celleux de la jeune génération, mais aussi de favoriser l’échange et l’apprentissage mutuel entre ces dernier·ère·s ; et, au-delà de la représentation, rhizome travaille également la régie d’œuvres d’art, notamment pour l’exposition « Barzakh » de Lydia Ourahmane qui a été présentée à la Kunsthalle Basel (Bâle), puis à Triangle-Astérides (Marseille) et prochainement au S.M.A.K Museum of Contemporary Art, à Gant.

L’ambition de l’aspect commercial et, au-delà, des objectifs fixés rejoint la démarche, telle que définie par Koyo Kouoh dans sa conférence Institution Building as Curatorial Practice, qui conçoit que l’établissement des institutions culturelles repose, lui aussi, sur une démarche curatoriale. En d’autres termes, de favoriser le développement d’un environnement propice permettant l’ancrage, ici celui de rhizome, pour garantir non seulement son autonomie financière, mais aussi le maintien de l’intégrité de sa ligne intellectuelle et éditoriale. Un fait très important pour se dégager de la contrainte commune aux institutions culturelles dont le fonctionnement dépend de subventions et de l’impérativité de répondre continuellement à des appels à projets pour la sécurisation des fonds qui leur sont nécessaires. 

Une position de mise en péril et de course permanente pour ne pas mettre la clé sous la porte, mais à quel prix ? Sachant que la plupart des bailleurs de fonds fixent des critères spécifiques correspondant à des agendas bien précis. Il est clair que c’est une position légitime de la part des bailleurs, néanmoins cela représente souvent un dilemme pour les structures éligibles durant l’élaboration de leurs propositions, entre l’adaptation des candidatures pour répondre aux demandes des bailleurs et la rédaction de projets sur mesure pour bénéficier des fonds en question.

En abordant l’action sur l’environnement dans lequel rhizome opère, le fait de s’établir au centre d’Alger s’est présenté comme une évidence au moment de la recherche du lieu, étant donné que Khaled Bouzidi et moi-même, les fondateur·rice·s, natif·ive·s de la ville, avons travaillé sur des questions liées à l’art et à la réappropriation de l’espace public et la reconversion d’espaces abandonnés en lieux de culture de proximité. En approfondissant ces sujets à travers de longues recherches de terrain menées entre 2012 et 2017, dans le cadre du travail de la Trans-Cultural Dialogues Platform, deux grands projets ont pris forme, développés et imaginés comme des laboratoires d’expérimentation, à l’échelle de la ville : DJART (2014) et EL MEDREB (2016). 

La capitalisation de ces acquis a influencé le façonnage des programmes proposés par rhizome, ayant préalablement identifié de manière concrète les besoins du secteur, avec la nécessité d’agir de manière rapide et ciblée sur les arts visuels. Cette identification a été consolidée par une autre enquête de terrain, ciblant directement les professionnel·le·s de l’art et de la culture, ainsi que les étudiant·e·s de l’École Supérieure des Beaux-Arts d’Alger et ceux des Écoles Régionales à travers une grande partie du pays.

La force de proposition de rhizome s’est donc articulée autour de la formation, la médiation culturelle, une programmation publique et l’offre d’un espace de résidence et un atelier de travail pour artistes. 

Dans un premier temps, les formations permettent le renforcement des compétences de celleux souhaitant se professionnaliser ou se rediriger vers l’un des métiers de l’art et de la culture, tels que la critique d’art, la médiation culturelle, le commissariat d’exposition, la régie, etc. Le processus de sélection des participant·e·s se fait suite à un appel à candidatures et ne nécessite pas spécialement de savoirs préalables liés au sujet de la formation, mais néanmoins la démonstration d’une forte motivation de mettre en pratique les notions acquises. Ce programme est actuellement mis en place en partenariat avec l’AICA France (l’Association Internationale des Critiques d’Art).

Quant à la médiation culturelle, elle accompagne la programmation publique et vise au développement et à la fidélisation du public, notamment l’implication du voisinage et des habitant·e·s du quartier dans les activités de rhizome, en mettant l’accent sur la vision portée par l’organisation, la conception d’un terrain de propositions et de négociations, dans lequel la discorde n’est pas un tabou, mais un moteur pour arriver au consensus, fédérer et concilier les pluralités. Ce sont au travers de questions de société, de politique et d’esthétique que cette discussion est entamée. À titre d’exemple, l’exposition inaugurale, de Bardi (Mehdi Djelil), intitulée « Stasis » en référence à la stase générale qu’a connu le pays post-Hirak, ou encore l’exposition photo « Untold » de Abdo Shanan et Sonia Merabet, qui a levé le voile sur le tabou des séquelles psychologiques liées aux violences faites aux femmes, dans une société de silence, surtout pour ce qui n’est pas visible. Les séries photos ont également questionné l’esthétique de la violence, devenue commune au point qu’elle en devienne banale.

En faisant la somme de la première année d’activité, l’espace physique a accueilli quelques 8000 visiteur·rice·s dans cet appartement haussmannien « 2e étage, porte de droite », malgré les conditions générales du pays, similaires à un vaudeville de l’absurde.

Entre pénuries, crises politiques, COVID-19, sécheresse et feux de forêts, la réponse du public algérien a, néanmoins, été positive. Une forme d’approbation, de reconnaissance et de validation de la pertinence de ce que propose rhizome, ce qui renforce la volonté de continuer malgré tout, un travail qui reste encore de longue haleine, dans un contexte dont la définition la plus proche serait une « joyeuse schizophrénie ».







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