Le centre d’art Bastille à Grenoble est un lieu à la visibilité quelque peu paradoxale.
Perché sur les hauteurs du fort de la Bastille, site touristique emblématique de la ville, il est accessible par les « bulles de Grenoble », téléphérique urbain en service depuis 1934. Le site jouit d’une forte affluence : autour de 350 000 visiteur·euse·s par an, dont quelques 15 000 à 18 000 poussent la porte du lieu d’exposition. Une fréquentation non négligeable pour un centre d’art contemporain, mais qui ne représente pourtant qu’une toute petite fraction – environ cinq pourcent – des personnes venant apprécier la vue panoramique sur la ville.
Situé dans un cul-de-sac à l’arrière de la gare d’arrivée du téléphérique, le centre d’art n’est en effet pas évident à trouver. À cause du statut patrimonial du fort, les négociations pour installer une signalétique fléchée et visible ont mis plusieurs années à aboutir. Son accessibilité est complexifiée par la politique tarifaire du téléphérique, par les aléas de la météo, mais aussi par un manque de moyens en communication et en médiation.
À l’inverse pourtant, les photographies d’exposition du centre d’art Bastille, du fait de la nature très photogénique du lieu, circulent largement via les portfolios des artistes y ayant exposé et lui procurent une renommée nationale et internationale.
Il en résulte une visibilité à la fois accrue et confidentielle. J’ai moi-même – installée dans la région depuis peu – visité le centre d’art pour la première fois à l’occasion de la rédaction du présent article, alors que j’avais « vu » un bon nombre des expositions à travers leur documentation photographique.
Le lieu se présente ainsi pour plus d’une raison comme un écrin.
Composé de quatre salles voûtées qui se succèdent en cascade sur trois niveaux, il s’ouvre par deux baies vitrées sur la vue de Grenoble. L’architecture en pierres de taille est celle d’un fort de défense : les murs épais fournissent de la protection, tandis que les ouvertures permettent de voir – de surveiller et de viser. Elles font aujourd’hui rentrer de manière symbolique la ville dans le centre d’art. Son architecture se pose alors en parfait écho à sa visibilité paradoxale, métaphore de l’art contemporain lui-même : alors que le lieu se tourne vers la cité et en accueille la présence, il demeure peu visible depuis l’extérieur et son accès peu évident.
L’histoire du centre d’art, qui fêtait ses quinze ans en 2021, débute pourtant au cœur de Grenoble. L’association Lieu d’images et d’art est créée en 2004, à la suite de la fermeture de la galerie d’art contemporain La Nouvelle Galerie. À la recherche de nouveaux locaux, l’association intègre finalement un des espaces du fort militaire, en réfection à cette époque-là. Elle se structure en centre d’art en 2005, pour ouvrir ses portes aux publics en 2006.
Depuis l’arrivée d’Emilie Baldini à la direction du centre d’art en 2015, l’accent est mis sur les expositions monographiques et les productions in situ. Un choix qui n’étonne pas, tant le lieu exige de penser le dialogue entre l’architecture et les œuvres qui s’y déploient. Pour les artistes invité·e·s, il s’agit d’un exercice à la fois excitant et complexe, et qui est, lui aussi, une histoire de points de vue.
Certain·e·s, comme Martin Belou, choisissent de jouer avec la vue plongeante, depuis les balustrades. Il prolonge l’architecture en cascade en créant un circuit d’eau fermé serpentant entre les étages, à travers une série de calebasses patinées, posées sur des tables construites avec les chutes de l’installation de Vincent Mauger. Ce dernier avait quant à lui opté pour contraindre les regards et cloisonner les espaces. Il casse l’architecture existante en construisant un plancher incliné qui accueille un paysage en parpaings sculptés. D’autres artistes, comme le Nøne Futbol Club, placent leurs œuvres de manière à se tourner vers la ville, face à la grande baie vitrée. À l’inverse, Thomas Teurlai décide d’obstruer les vitres pour accentuer l’ambiance souterraine des caveaux, accueillant une collection de graffitis prélevés sur leurs murs d’origine et stockés, tels des artefacts archéologiques, dans un display de réserve de musée.
Les œuvres et leur contexte d’exposition jouent ainsi à se mettre mutuellement en valeur, à se parasiter, à se contrebalancer. Martin Belou, dont j’ai pu visiter l’exposition, explore délibérément les possibilités d’interaction, voire de contamination, entre l’architecture et les œuvres : plusieurs compositions de calebasses sont positionnées de manière à répondre aux moisissures se développant le long des nombreuses infiltrations sur les murs, au risque de se faire envahir par elles. L’artiste aurait même demandé à Christophe Levet, photographe des expositions, d’inclure les détails de ces compositions végétales et minérales dans la documentation de son installation. Il s’agit donc, là encore, d’une question de point de vue et de cadrage, de choix d’ouverture et d’exposition, au détriment de la protection initialement offerte par le fort.