Un nom d’espace d’art qu’on croit déjà connaître : on pense à un grand espace, sol en béton ciré, pourquoi pas ancien local industriel. On n’a pas tout faux, mais on est tout de même loin du compte. De prime abord, La Centrale a quelque chose de difficile à saisir, de presque évanescent. Est-ce un vrai lieu ? Y a-t-il véritablement des expositions ? On trouve beaucoup d’images en ligne, de la documentation, mais pas d’adresse, pas âme qui vive sur les photographies… À peine pense-t-on avoir identifié quelque chose qu’aussitôt les pistes sont brouillées.
Si l’on envisage la question du centre comme un entre-deux, on se rapproche de la nature de cet espace d’exposition. Car c’est bien la distance qui est la dynamique et condition de visibilité de La Centrale. Partant du principe que nous – artistes exposant·e·s compris – percevons une grande partie des expositions via des traces écrites et/ou photographiques, Nicolas Tourre et Magali Brénon, fondateur·rice·s de l’espace, ont placé éloignement et documentation au cœur de leur projet.
Celui-ci, sobrement décrit comme artist-run space (vous n’aurez rien de plus, que ce soit sur Facebook ou Instagram1), est né en 2019, et compte à ce jour dix-huit expositions, d’artistes français·e·s et internationaux·ales. Chacune d’entre elles a duré quinze jours et a largement été documentée sur les réseaux sociaux ainsi que sur le site des éditions Naima2.
Si l’on doute encore de la réalité du lieu, on peut néanmoins en estimer les contours via les photographies que l’on trouve sur ces pages web : deux murs blancs, deux parois vitrées, formant un cube de tôle verte et de verre perché sur pilotis au milieu d’un cadre naturel comptant quelques vestiges industriels. La Centrale se situe donc bien quelque part, à savoir en Ardèche (mais on ne vous dira pas exactement où, ce serait trop facile), sur le terrain d’une sablière toujours en service, et plus particulièrement dans une ancienne centrale à béton dont l’activité d’extraction a cessé en 2007. Cette infrastructure une fois nettoyée, repensée et restaurée, a changé de fonction et donné son nom à l’artist-run space.
Mais si le lieu a bien une réalité physique, matérielle, documentée, il n’en demeure pas moins que son accessibilité et son fonctionnement le rendent – inévitablement – distant. Outre sa situation géographique mystérieuse et quelque peu isolée, le parti-pris de Nicolas et Magali de préserver l’espace indépendant, autogéré bénévolement et sans subvention, informe la manière dont les expositions sont organisées, montées et ouvertes au public. Avec une économie plus que légère, partagée entre elleux et les artistes invité·e·s – condition d’emblée communiquée à celleux-ci –, transports et accrochages s’organisent « maison », le plus souvent sans la venue des artistes, et donc par Nicolas et Magali. Artistes, autrice, éditrice et enseignant, iels prennent le temps des vacances scolaires pour déplacer leurs activités en Ardèche afin de se consacrer aux expositions, conditionnant par là l’économie temporelle des deux semaines de visibilité. L’accrochage se fait généralement en visio, en dialogue avec les artistes, laissant place à un véritable échange malgré l’éloignement. Aussi, aucun communiqué de presse, aucun vernissage. « C’est sec et pas convivial », mais ça laisse la place à autre chose…
Être hors des contraintes, stéréotypes ou financements institutionnels revêt un aspect tant fragile que libérateur, et rend le fonctionnement du lieu très vivant. La production et le commissariat sont libres, les artistes sont invité·e·s sans forcément avoir rencontré Nicolas et Magali au préalable, par intérêt pour leur travail, par une envie d’échange et de surprise. Iels ont carte blanche, et tout se construit dans de précieux moments de discussion.
Une fois l’accrochage terminé, pas d’ouverture en grande pompe donc. Des visites sont possibles, soit parce que l’on a déjà l’adresse, soit parce qu’on l’a demandé sur les réseaux, soit encore parce que l’on passe par là pour acheter des matériaux de construction, mais jamais au hasard d’une promenade. Pour entrer, il faut le demander. Loin d’être un piège, le cadre surprenant et cette contrainte d’ouverture invitent plutôt à la discussion. La sablière étant toujours en activité, il y a du passage, des camions, des client·e·s, et La Centrale fait véritablement irruption dans ce réel, avec lequel elle crée frictions, rencontres et rapprochements formels dont on a assez vite envie de parler.
Mais à moins d’y aller, on n’en aura aucune idée. Car ce que l’on voit sur Instagram et sur Facebook, ce sont des prises de vues cadrées avec soin pour qu’une lumière hivernale trop blafarde ou un camion fluo n’interfèrent pas trop avec les œuvres. Rien n’est truqué ceci dit, seulement adapté au support de diffusion et à ce contexte de perception des expositions, que l’on voit de plus en plus à l’écran, surtout après une année de fermetures sanitaires. Les expositions sont également accessibles via des livrets numériques, réalisés par Magali puis diffusés sur le site des éditions Naima. Ils n’existent qu’à cet endroit, arrivent toujours « après coup », une fois l’expo terminée, loin d’une ambition de communiqué de presse. Ils sont de petites éditions, témoins de quelque chose qu’il s’est passé. Malgré l’archivage en ligne, l’idée d’une expérience d’exposition comme éphémère est donc conservée par ces décalages visuels, géographiques et temporels.
Créée un an à peine avant l’avènement des communications à distance et des expositions en ligne, La Centrale se propose d’être un entre-deux de l’expérience de l’exposition, in situ et online. Liens, rencontres, événements et travail de l’espace entrent donc véritablement en dialectique avec la distance, et n’en ressortent que plus prégnants, d’autant plus si l’on fait le déplacement jusqu’à l’ancienne centrale à béton pour les éprouver.