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Cute as hell

par Elsa Vettier

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Il n’est pas toujours agréable d’entendre, pire, de se voir appliquer le terme cute, qui semble désormais avoir remplacé son équivalent dans la langue française (mignon). Lorsqu’il qualifie une œuvre d’art, il est à mon sens plutôt offensant et réducteur ; il diminue sa portée, son épaisseur et sa complexité, la renvoyant au royaume des petites choses vulnérables que nous surplombons avec une affection mêlée de dédain quand on les qualifie de « mignonnes ». Tout en cherchant a priori à se préserver de ce jugement disqualifiant, un certain nombre d’artistes manipulent aujourd’hui le cute, qui fleurit là où il y a quelque chose à vendre ou quelqu’un·e à prendre par les sentiments, c’est-à-dire partout. Petits chiots maladroits, mascottes animalières molletonnées, bébés aux grands yeux pleins de larmes sont les incarnations de ce que la théoricienne Sianne Ngai envisage comme une nouvelle catégorie esthétique. « Le produit mignon nous flatte en nous voulant nous et seulement nous pour maman1 » : il constitue un ready-made en demande explicite de p·maternité, voire d’auctorialité, dont il est à la fois tentant et dangereux de se saisir tant l’opération semble simple. Calibrée pour être aimée et achetée en même temps qu’elle suscite rapidement l’agressivité, la figure cute participe d’une économie libidinale qui la place au centre de dynamiques d’envie et de frustration, de domination et de régression. C’est là toute son ambiguïté et son éminente réversibilité, ce qui permet peut-être aux artistes de la manipuler sans que leurs pratiques n’en deviennent mignonnes pour autant. 


La première artiste à m’avoir parlé du cute et de sa lecture de Sianne Ngai est Fabienne Audéoud. En 2019, elle termine une série de toiles où sont reproduits en grand format les dessins de Beatrix Potter illustrant plusieurs contes pour enfants. Elle a sélectionné les scènes représentant les tâches genrées du care, notamment les petites souris anthropomorphes occupées à passer le balai, ou bien le travail gratuit accompli à la lumière de la bougie et dans la crainte du patron. Chaque scène fait ressortir les logiques de domination et l’écrasante domesticité dont ces mignonnes petites créatures (et l’humanité qu’elles incarnent) sont prisonnières. C’est la composante cruelle du cute : ce qui les rend attendrissantes est aussi ce qui les rend corvéables à merci. Peu de temps après avoir achevé cette série, Fabienne Audéoud confectionne une cinquantaine de Petits Loups, des peluches cousues main d’après un patron trouvé en ligne. Avec leurs grandes pattes maigres, leurs museaux et leurs regards suppliants, ils exhibent une forme de dépendance vis-à-vis de leur créatrice. L’artiste donne forme à une vulnérabilité qui lui permet de dominer la peluche tout en admettant que celle-ci exerce un fort pouvoir sur elle. « J’ai accepté l’idée que j’aimais bien ces sculptures en demande d’amour, et même qu’elles me fassent m’adresser à elles avec une voix et un sourire bizarres : bonzour mon petit coco2 ». Fabienne Audéoud expérimente la duplicité de ses Petits Loups ; leur passivité avérée en même temps que leur agentivité, les sentiments qu’ils nous poussent à développer et les niaiseries qu’ils placent dans notre bouche. L’artiste canadienne Liz Magor, qui a fait des peluches un de ses matériaux de prédilection, résume très bien cette dialectique en les qualifiant « d’esclaves de notre amour3 », une image qui ne déplairait pas à Beatrix Potter et ses souris besogneuses. C’est principalement dans les dépôts-ventes ou les vide greniers que Liz Magor récupère ses peluches en même temps que les sweaters, chaussures, couvertures qui font partie de sa grammaire plastique. Dans ses dernières pièces, qui les voient suspendues, affalées ou emballées dans du plastique transparent, peu sont indemnes. Celles qui ne sont pas moulées dans du silicone ont perdu des membres ou s’en sont vues greffer de nouveaux. Le moulage qui permet de rigidifier les peluches, tout comme le raccommodage qui amoche parfois leurs gentilles expressions participent d’une mise à distance de leur mignonnerie. Elles peuvent alors devenir des « agents » et émerger doucement de leur passivité « couverte de larmes et de morve4 ». Dans la série Delivery, des doudous en silicone suspendus la tête en bas retiennent de leurs longs bras des vêtements ou des tissus s’échappant de leur housse. Ils constituent des maillons dans « une chaîne de chutes », une action vouée à l’échec puisque les tissus touchent déjà le sol, mais dans laquelle ils jouent enfin un rôle porteur. 



S’il est clair que nous pouvons modeler le cute – puisque c’est inscrit dans sa molle nature – le créer à notre image, le représenter sous notre joug ou dans des positions plus enviables, celui-ci a le pouvoir de nous modeler en retour. Il nous attendrit, nous ramène en enfance, nous fait prendre de petites voix bêtifiantes ou, pour le dire plus crûment, nous infantilise pour mieux disposer de nous5. Cette logique, les entreprises ou les entités politiques aux adorables mascottes l’ont bien compris : les banques donnent des peluches à leurs client·es, Lindt vend sous la forme de lapins du chocolat issu de l’exploitation animale et les yuru kyara (mascottes japonaises) font ressembler les congrès politiques à des parcs d’attraction. Le cute est une stratégie d’appel, une facilité marketing qui ne demande qu’à être subvertie. Dans Bébé Colère, un film de 2020, Caroline Poggi et Jonathan Vinel mettent en scène une pouponne aux grands yeux bleus, boucles blondes et couche culotte. La figure potelée en 3D est adorable jusqu’à ce qu’elle ouvre la bouche. Doublée par la voix éraillée d’une jeune femme, elle grommelle tout le mal qu’elle pense de l’humanité en essayant de précipiter sa fin. On comprend rapidement que le film ne parle pas de la vie d’un bébé mais bien d’une jeunesse cuculisée, presque forcée de régresser pour ne pas répéter les schémas politiques des générations précédentes. Pas étonnant que Bébé Colère ait été réalisé pendant une période de confinement marquée par un rapetissement du libre arbitre et du bon sens au profit d’une infantilisation générale. Ce sont ces logiques régressives insidieuses qui semblent visées lorsque l’objet cute se trouve violenté. Bébé Colère se retourne contre sa propre mignonnerie. De même que le petit lion en peluche de la banque LCL déposé par Ethan Assouline dans l’exposition « Watch Me Fall6 » s’étouffe dans un sac plastique. L’emballage qui garantit sa distribution le condamne ; il n’en faut pas plus pour que nous y projetions notre propre asphyxie face à la logique implacable du système bancaire qu’il véhicule avec tendresse. Les peluches n’échappent pas au capitalisme, elles en sont, au contraire, le lubrifiant. Elles méritent donc bien ce qu’il leur arrive quand on les assaille ou qu’on les piétine, à l’instar de cette immense peluche Lindt introduite par l’artiste Kevin Desbouis dans une soirée à Bagnoler (2021)7 et longuement martyrisée par des fêtard·es8. Leur malléabilité, leur perméabilité, y compris à toute forme de publicité, doit être punie.



En 2015, l’artiste Puppies Puppies – littéralement « chiots chiots » – sillonne les allées de la foire Material à Mexico dans un costume de Bob l’Éponge. La figure molletonnée hilare brandit une pancarte qui la représente dans une étreinte charnelle avec son acolyte Carlo Tentacule. Éponge anthropomorphe, Bob est la figure cute par excellence en raison de sa nature compressible et élastique9 ; mieux, elle est le cute franchisé et mondialisé, identifiable par (presque) tout le monde, toutes générations confondues. Comme l’artiste l’explique dans un entretien10, Bob l’Éponge a été choisi pour son ubiquité dans la culture populaire : restait à le faire émerger du dessin animé et prendre une échelle humaine, démarche qui n’est pas sans rappeler celle de Pierre Huyghe et Philippe Parreno lorsqu’ils décident en 1999 de racheter le personnage de manga Ann Lee. À la différence près que la mignonnerie affichée de Bob l’Éponge ne suscite pas les mêmes récits ; ici, il n’est pas seulement question de remplir la coquille vide, il s’agit de s’en saisir et de la pervertir. À cette époque, Puppies Puppies est dissimulé·e derrière un nom en lui-même adorable inspiré d’une page Facebook dédiée à une personne disparue et remplie d’images de chatons. Pour celle qui abandonnera par la suite cet avatar pour signer de son nom (Jade Kuriki Olivo), le cute touche alors également à des questions d’identité, de représentation de soi, venant, derrière ses apparences connues et aimées de toustes, maintenir une forme d’opacité ou d’indétermination. On peut rapprocher cette démarche de celle de l’artiste Ad Minoliti qui, depuis 2019, présente dans ses expositions des mannequins coiffés d’imposantes têtes d’animaux en peluche. Ces chiens, chats, loups aux oreilles épaisses et aux faces duveteuses, l’artiste les appelle furries, en référence à leur fourrure et à la culture alternative du furry (qui s’intéresse aux animaux anthropomorphes et consiste en partie à incarner un fursona, personnage revêtu d’un costume d’animal en fourrure synthétique). Pour Ad Minoliti, ces costumes dessinent une identité au-delà des catégories de genre, d’espèce et d’âge, une vie plus enviable qui ne serait plus adulto- ou anthropocentrée. Comme chez Puppies Puppies, ces figures que l’on relie à l’enfance sortent de la miniature pour circuler parmi nous, voire nous toiser, nous, adultes. Elles suggèrent à la fois d’abandonner la distinction entre les classes d’âge et de réinvestir politiquement l’enfance en se débarrassant de l’idée d’une innocence passive et d’une tendresse apolitique. Le refus d’une certaine norme associée à l’identité et aux attendus de l’âge adulte est également au cœur du travail de Mélody Lu qui s’attache régulièrement à des figurines ou à des formes inspirées de peluches, notamment dans une série sculptée dans de petits blocs de marbre. Ce qui l’intéresse, c’est l’affection qu’on leur porte, en même temps que l’acceptation d’une enfance à durée indéterminée, que réhausse la dimension non-finie de certaines, comme des êtres qui n’auraient pas complètement quitté leurs coquilles. Parce qu’elles sont en marbre et parfois inspirées de trouvailles dans des cimetières, elles entretiennent également un lien particulier à la mort. Le cute y prend une dimension psychopompe, en mesure d’encapsuler notre tendresse pour qu’elle reste intacte par-delà les âges et la finitude. L’une porte l’inscription « Je pense à toi ». Il est difficile de savoir si elle s’adresse au·à la défunt·e ou à l’enfant abandonné au fond de soi. 


Que ces artistes mobilisent régulièrement ou ponctuellement le mignon dans leur travaux, toustes semblent y faire appel de manière à capter et problématiser le pouvoir qu’il exerce sur nous : pouvoir de nous attendrir, de nous faire faire, dire, acheter n’importe quoi, de nous réunir autour de souvenirs ou de figures chéri·es, de nous émanciper d’une certaine normativité. Mais, même lorsqu’elles l’entravent, le politisent ou le mettent en abyme, les œuvres ne bénéficient-elles pas néanmoins de l’attrait primaire que suscite le cute ? Il questionne de fait l’effectivité d’une œuvre auprès du public : laquelle d’entre elles peut rivaliser avec un objet ou un être avec qui tout le monde a immédiatement envie d’interagir ? Comment ne pas jalouser le mignon ou ne pas réfléchir à travers lui à la question de la réception ? À mon sens, la tension qui habite la figure cute – entre désir d’attractivité et immense vulnérabilité – n’est pas éloignée de celle qui caractérise la relation que l’artiste entretient à son public. Dans une photographie de Kevin Desbouis de 2021, un dossier de siège pour enfant en forme de chien regarde un écran d’ordinateur avec de grands yeux tristes. Le titre laisse planer le doute sur l’entité qu’il incarne, à moins qu’il ne s’agisse d’un ultimatum : it’s the audience or it’s me

Notes

  1. Sianne Ngai citant le texte de Lori Merish « Cuteness and Commodity Aesthetics: Shirley Temple and Tom Thumb » dans Our Aesthetic Categories: Zany, Cute, Interesting, Harvard University Press, 2012, p. 64.
  2. Communiqué de l’exposition personnelle de Fabienne Audéoud, « Self-Realization In A Less Than Good Society (after Axel Honneth) », Island, Bruxelles, 2019.
  3. Liz Magor en discussion avec Dan Byers et Solveig Øvstebø, « Maybe Don’t Go to Nordstrom for Love » dans BLOWOUT, catalogue d’exposition, Renaissance Society, Chicago, 2020, p. 118. 
  4. Ibid. 
  5. Wyndham Lewis, dans The Art of Being Ruled, ed. Reed Way Dasenbrock, 1989, p. 162, cité par Sianne Ngai, op.cit., p.68  : «  [...] La mignonnerie semble donc faire partie de la solution au problème du ‘pouvoir’, puisque ‘considérer tout le monde ‘comme des petits enfants’ n'est pas une si mauvaise façon (pour commencer) de s'en débarrasser  ». Traduit de l’anglais.
  6. Exposition collective « WATCH ME FALL », sur une proposition de Shivers Only, DOC!, Paris, du 1er au 22 avril 2023.
  7. « Les nuits anticipées #3 », une proposition de Marcel Devillers, Bagnoler, Bagnolet, 05 septembre 2021.
  8. Une sorte de performance secrète mettant en jeu ce lapin qui réapparaîtra quelques mois plus tard au CAPC - Musée d’art contemporain de Bordeaux.
  9. C’est d’ailleurs l’image d’une éponge en forme de grenouille qu’utilise Sianne Ngai pour exemplifier la nature de l’objet cute. 
  10. « Who, or What, Is Puppies Puppies? Meet the Art World’s Most ‘Huh?’ Viral Sensation », entretien entre Dylan Kerr et Puppies Puppies, Artspace, mis en ligne le 26 janvier 2016. Consultable à l’URL : https://www.artspace.com/magazine/interviews_features/material-art-fair-2016/puppies-puppies-interview-53446 







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