Si l'on se penche sur nos derniers dossiers thématiques – les zombies, la nuit –, la suite logique n’est peut-être pas forcément celle du mignon, un sujet qui s'écarte d’un rythme ternaire idéal promis par les deux autres. Le jour a pourtant fini par se lever et, avec lui, un nouveau titre pour cette rubrique – passant de « Dossier thématique » à « Thème et variations » –, et un autre sujet à éclairer. Et si cette déviation peut sembler un moyen d'échapper à la noirceur de la nuit, il ne faut pas se laisser duper par l'atmosphère solaire qui se dégage de tout ce qui est mignon. Bien que le mignon se présente dans ces pages sous la forme d'animaux en peluche ou de choses « inoffensives », nous sommes là pour détourner votre attention de l'esthétique régressive et révéler la complexité et l’obscurité qui s'y cachent. Car ce qu'implique le mignon, c'est à la fois le pouvoir et l'impuissance, le dominant et le vulnérable, le manipulateur et le manipulé, ou peut-être tout ce qui se cache dans les ténèbres.
Un dossier consacré au cute serait incomplet sans un texte de Sianne Ngai, critique littéraire et théoricienne américaine, qui a consacré l'essentiel de ses recherches aux émotions ambivalentes et à leur esthétisation au sein d'une société néolibérale. C'est de cette manière qu’elle a théorisé l’esthétique du mignon, d’abord en 2015 dans son livre Our Aesthetic Categories: The Cute, the Zany, the Interesting, avant d'éditer, en 2022, une anthologie consacrée au sujet pour la série Documents of Contemporary Art éditée par la Whitechapel Gallery. Notre dossier s'ouvre donc sur la traduction d'un extrait de Ngai sur le sujet, suivie d'une série de textes qui appliquent ses théories aux pratiques artistiques contemporaines.
Le mignon n'est pas une tendance nouvelle dans l'art contemporain, comme nous le montre Clara Guislain. Elle nous emmène dans les années 1990 avec une lecture de la série Arena de Mike Kelley, qu'elle situe dans la catégorie du mignon, et révèle à son tour comment la passivité et le sentimentalisme exagérés de ses peluches tricotées à la main témoignent des relations fluctuantes entre désir et pouvoir. Ces relations ambivalentes du mignon poursuivent d’être explorées dans une conversation entre l'artiste Bernie Poikāne et Marie Bechetoille, au cours de laquelle iels discutent des notions de « désir possessif », d’objectivation, de tendresse, de camp et de quelque chose qui serait à la fois « effrayant MAIS mignon ». À travers des références à la K-pop, au kawaii, aux furries et aux pratiques régressives, Bernie Poikāne développe une pratique affective et réparatrice tout en embrassant l’uncanny.
Comme le mignon se manifeste à travers des figures ou des objets vulnérables et non menaçants, la figure du petit lapin apparaît dans notre récit à travers une fanfiction écrite par Mia Trabalon. Fictionnalisant le personnage de Bunny dans la chanson Bunny is a Rider de Caroline Polachek, Mia Trabalon navigue dans le clip de cette musique – avec des déviations vers Twitter et des références à d'autres stars du label PC Music – pour nous mener vers une réflexion sur la capitalisation de la mignonnerie telle qu'elle a imprégné la culture pop. Un virage nécessaire pour disséquer cette notion, car nous vivons dans un monde qui a non seulement rendu mignon le langage (i.e. les emojis), mais aussi les critiques de la culture et des événements contemporains (i.e. les memes).
Les catégories esthétiques semblent parfois moins préoccupantes pour notre époque artistique contemporaine car elles pourraient peut-être impliquer une certaine réduction de l’œuvre d'art, occultant sa complexité et l'intention de son auteur·ice. Elsa Vettier démonte pourtant la simplicité d'une œuvre d'art qui pourrait être jugée « mignonne » par le grand public, plaçant ces objets au cœur d'une critique de l'économie libidinale, et questionnant à son tour la relation fondamentale entre une œuvre d'art et son public, tout en s'interrogeant sur les notions de pouvoir qui s’y jouent.
Comprendre l'usage du « mignon » dans les pratiques contemporaines révèle comment les artistes se sont approprié·es cette esthétique souvent associée à l'absurde et au mauvais goût pour dénoncer les systèmes virils et oppressifs de notre société contemporaine :
« Le mignon peut être considéré comme une version édulcorée du joli, qui est une version édulcorée du beau, qui est une version édulcorée du sublime, qui est une version édulcorée du terrifiant. À cet égard, le mignon s'apparente au ridicule, qui est une version édulcorée de l'absurde, qui est à son tour une version édulcorée de ce qui terrifie. Par extension, cela suggère que toute représentation, quelle que soit sa tendance stylistique, est teintée d'une expérience de terreur : la terreur de l'ersatz convaincant, la disjonction meurtrière de l'altérité, du pseudo-réel1 ».
La mignonnerie pourrait ainsi être considérée comme la manifestation esthétique d'une frustration – née du désir, de l'impuissance, de l'angoisse, de l'oppression et de la terreur – et d'une éventuelle émancipation à travers elle. Avec les artistes dont il est question dans les pages suivantes, on peut comprendre que le recours à la mignonnerie n'est en aucun cas la preuve que les artistes ne prennent pas les choses au sérieux. Il s’agirait davantage de montrer que les artistes abordent des choses sérieuses sur un ton régressif avec une pointe de rire grinçant.