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Post-structuralisme et post-it : usages et mésusages de la théorie critique dans les arts visuels

par Ingrid Luquet-Gad

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A propos des philosophes la French Theory, le journal Le Canard Enchaîné avait lancé qu'il s'agissait de «l'équivalent du Post-it en papeterie : il paraît qu'on les colle partout» (8 octobre 1997). Un bon mot loin d'être dénué de fondement. Depuis les écrits théoriques sur l'art jusqu'aux œuvres de certains artistes, force est de constater que la cheville citationnelle fonctionne à plein : délesté de leur ancrage textuel d'origine, certains segments de discours, atomisés, circulent de texte en texte, de texte en œuvre, d’œuvre en texte. Mort du sujet, carte et territoire, désir comme flux  – les théories deviennent des symboles manipulables.

A vrai dire, cette réception des auteurs post-structuralistes, que nous désignons ici sous le terme de «French Theory» - Gilles Deleuze, Felix Guattari, Jean-François Lyotard, Jacques Derrida, Michel Foucault ou encore Roland Barthes pour s'en tenir à un corpus resserré – n'est pas fondamentalement une dérive. Se retrouve en effet chez eux, à des degrés divers, une propension commune à inscrire cet éclatement dans la forme même de leurs démonstrations. Il en constitue même tout le sens, puisqu'il entérine en cela le déclin des discours universalistes et le «tournant langagier» de la philosophie. Lorsque, mise en crise par le développement des sciences modernes, elle renonce à son pouvoir heuristique, la connaissance se déplace du monde aux énoncés ; c'est à présent au niveau du langage que la philosophie a une élucidation à apporter.

Depuis l'éclatement de Mille Plateaux de Deleuze et Guattari, une suite de propositions que l'on peut -et doit- lire dans tous les sens, jusqu'aux 264 notices de Lyotard dans Le Différend, dictées par l'événement d'une phrase qui «arrive»  et sur laquelle on doit «enchaîner», irrémédiablement, puisqu' «un silence est une phrase»1 et qu' «il n 'y a pas de dernière phrase» , une pensée de la dispersion se met en place. De cette dispersion, le lecteur se voit contraint de faire sens : il est désormais celui, dit Barthes dans son texte sur la mort de l'auteur, qui «tient rassemblés tous les fils du discours», car l'auteur lui-même travaille à partir d'un matériau donné d'avance, qu'il ne fait que  recomposer : à partir, pour ainsi dire, de citations implicites. Ainsi, pour Barthes, «c'est le langage qui parle, ce n'est pas l'auteur».2

Ces concepts, blocs sécables et manipulables, post-it ou Legos, conditionnent et exigent donc une réception performative : celle, de la part du lecteur, d'un thinking through doing. Les théories deviennent des outils. C'est précisément l'histoire de cette réception, dont les formes donnent naissance à un corpus neuf et parfois très éloigné des intentions originelles des auteurs, qu'entreprend François Cusset dans son ouvrage French Theory.3

Une telle utilisation était contenue en germe chez les auteurs post-structuralistes. Lyotard, d'ailleurs, l'écrivait en toutes lettres : «En écrivant ce livre, l'A.* a eu le sentiment de n'avoir pour destinataire que le Arrive-t-il ? C'est à lui que les phrases qui arrivent en appellent. Et, bien entendu, il ne saura jamais si les phrases sont bien arrivées à destination. Et il ne doit pas le savoir, par hypothèse.», allant même jusqu'à qualifier, quelques lignes plus loin, cette ignorance d' «ultime résistance»4. Ajoutons que la réception privilégiée de la French Theory aux Etats-Unis tombe sous la coupe d'une double intraductibilité : celle d'une langue a-référentielle d'une part (la phrase, rappelle Lyotard, est le premier jalon à partir duquel se construit tout le système), mais aussi des idiomes et néologismes français qui ne trouvent que difficilement un équivalent anglo-saxon, accentuant la tendance à penser par fragments et citations.

Chez les artistes, la fécondité de ces auteurs est immédiate et d'une ampleur sans précédent. Notamment à New York, dans les années 1975-76, où une jeune génération, celle qui succède aux artistes-penseurs minimalistes et conceptuels, s'oriente vers une pratique plus intuitive tout en n'ayant pas renoncé à trouver, a posteriori, des appuis théoriques5. La French Theory arrive à point nommé. S'il ne faut donc pas condamner l'utilisation voire l'instrumentalisation en elle-même – symptôme de la reprise d'échanges extrêmement fertiles entre théorie et pratique - il n'en reste pas moins que la liste des malentendus est longue.

De ceux-ci, la réception de Baudrillard dans le champ des arts plastiques aux Etats-Unis est sans doute l'un des exemples les plus frappant. Et témoigne d'une lecture qui s'aligne, de la part des arts visuels, sur le modèle de la «théorie appliquée» basée sur la linguistique6, marquant l'apogée mais signant aussi la rupture avec ce modèle. Le retentissement de la traduction en anglais de Simulacres et simulation de Baudrillard en 1987 fut immédiat : en l'espace de deux mois à peine, toute une génération de jeunes artistes l'avaient lu et intégré à leur réflexion. Jusqu'à ce que l'auteur, dans une conférence au Whitney Museum la même année, ne réfute publiquement cette application : Simulacres et simulation n'était pas un statement artistique, mais un diagnostic anthropologique de l'état du monde de l'art – le simulacre ne pouvait trouver d'application plastique7.

Ce schéma, dominant dans les années 1970, s'étiolant tout en restant actif dans les années 1980 comme en témoigne le «moment Baudrillard», n'est remis en question qu'à partir des années 1990. En cela, Baudrillard, influencé par les Situationnistes et leur mépris de la critique d'art, annonce déjà le tournant post-critique que l'on voit s'épanouir aujourd'hui.

Qu'en est-il, alors, des pratiques contemporaines nées dans le sillage de l'ère numérique ? Internes au régime des images, elles ne semblent faire aucun usage de la théorie : la citation s'est déplacée ; elle n'opère plus comme pont entre l'écrit et le visuel, mais reste circonscrite au champ du visuel uniquement. Non pas, évidemment, qu'il n'y ait plus de théorie écrite qui prenne l'art pour sujet. Mais la théorie critique elle même, dans ses évolutions les plus novatrices du moins, se constitue dans le même temps que son objet : elle n'est plus une grille de lecture au travers de laquelle voir les œuvres, les classer ou les rendre adaptables au marché.

Délaissant le modèle français du post-it, la nouvelle géographie de la théorie critique post-poststructuraliste et post-critique, se tourne vers l'Allemagne : elle fait retour au modèle benjaminien d'une méthode de la critique immanente8. C'est le cas de toute la frange des penseurs anti-corrélationnistes, aussi désignés par le terme controversé de réalisme spéculatif, qui cherchent à dépasser la relation entre un sujet percevant et un objet perçu. Comme le résume bien l'un d'eux, Armen Avanessian : «A quoi ressemblerait une collaboration entre philosophie et productions littéraires ou artistiques qui abandonnerait l'idée que les œuvres d'art illustrent la théorie ou que la théorie explique les œuvres d'art, et qui découvrirait par là-même le 'potentiel critique' contenu par chacun d'entre eux» ?9

Notes

  1. Jean-François Lyotard, Le Différend, Paris, 1983, Les éditions de Minuit, p. 10. «Une phrase 'arrive'. Comment enchaîner sur elle ? Un genre de discours fournit par sa règle un ensemble de phrases possibles, chacune relevant d'un régime de phrases. Mais un autre genre de discours fournit un ensemble d'autres phrases possibles. Il y a un différend entre ces ensembles (ou entre les genres qui les appellent) parce qu'ils sont hétérogènes. Or il faut enchaîner […] c'est la nécessité, c'est-à-dire le temps, il n'y a pas de non-phrase, un silence est une phrase, il n'y a pas de dernière phrase»  
  2. Roland Barthes, «La mort de l’auteur». Dans Le bruissement de la langue. Essais critiques IV, Paris : Seuil, 1984 (1968), pp. 63-69
  3. François Cusset, French Theory, Paris, La Découverte, 2005 * «L’A.» signifie «l’Auteur» - NDLR.
  4. Jean-François Lyotard. Ibid., p. 15
  5. Sous l'impulsion des revues October et Semiotext(e), et avec comme point fort la conférence «Schizo-Culture» organisée par Sylvère Lotringer, rédacteur en chef de Semiotext(e), en 1975, pour beaucoup la première rencontre avec les maîtres de la French Theory, et qui verra aussi la constitution de tandems franco-américains : Foucault et Burroughs, Deleuze et Cage.
  6. John Rajchman, «Comment faire l'histoire de la théorie dans les arts visuels : une histoire new-yorkaise». Dans May n°10, avril 2013, p. 38 «(…) les années 1980, où la théorie à proprement parler trouverait un nouveau rôle, très différent de la 'théorie appliquée' basée sur la linguistique d'une première théorie filmique structuraliste – narratologique ou psychanalytique»
  7. Sylvère Lotringer, The Piracy of Art, www.ubishops.ca/ «Simulation, for him, is not a thing. It is nothing in itself. It only means that there isn’t any more original in contemporary culture, only replicas of replicas. «Simulation» he retorted, «couldn't be represented or serve as a model for an artwork.» If anything, it is a challenge to art.»
  8. Howard Caygill sur Benjamin («speculative concept of criticism», «method of immanent critique»)
  9. C'est nous qui traduisons. Armen Avanessian, dans l'introduction à : Armen Avanessian et Andreas Töpfer, Speculative Drawing : 2011-2014, Berlin, Sternberg Press, 2014, p. 10. «What would a collaboration of philosophy and literary or artistic production look like that would abandon the idea that works of art illustrate theories or that theories explain works of art, thereby discovering the 'critical potential' they contain?»
















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