Lieu d’élaboration sur le plateau de Millevaches, La Pommerie occupe cette position particulière de diffuseur de culture contemporaine dans un cadre géographique et social très reculé. Très éloignés du centre d’art contemporain conventionnel et institutionnel, nous avons souhaité, dans le cadre de ce dossier, connaître leur vision de la ruralité, de l’échange et du partage culturel dans un tel contexte, de même que les conditions de survie d’une telle entreprise dans le contexte économique et social actuel. Nous avons rencontré Natura Ruiz et Élie Kongs, en charge de La Pommerie, qui ont accepté de répondre à nos questions.
Benoît Lamy de La Chapelle —» Pourriez-vous commencer par nous rappeler les origines du projet La Pommerie et par quel type de personne elle a été créée?
La Pommerie —» La Pommerie, ce sont au moins trois générations d’acteurs qui se sont succédées, donc trois projets, qui, par la force des choses, ont chacun évolué de manière différente. L’association a été créée par un galeriste hollandais, Huub Nollen, qui rencontre dans le cadre de ses activités à Amsterdam Michèle Laveix, une artiste originaire du plateau de Millevaches. Désireux de changer de vie, cette rencontre l’encourage à venir s’installer sur la commune de Saint-Setiers dans le village de La Pommerie en 1995 pour y créer cette résidence d’artistes à laquelle il donnera le nom d’Appelboom (abandonné au profit de celui de La Pommerie par la suite). Cet homme meurt en 2007. L’association est reprise par Pierre Redon, un artiste de la région et ancien résident, qui l’oriente spécifiquement vers la création sonore. Enfin, c’est en 2011 que nous nous rapprochons de l’association, pour finalement prendre en charge ses activités à partir de 2012. Tout en poursuivant le programme de résidence, nous y développons un programme de conférences en sciences humaines et philosophie liées à l’écologie. Le projet de La Pommerie évolue profondément à partir de début 2014, quand la famille du fondateur de l’association décide de vendre la grange qui accueillait depuis toujours ses événements. La Pommerie déménage sur la ferme Lachaud, située sur la commune de Gentioux au nord du plateau, où elle rejoint un collectif associant élevage, recherche en biologie et un atelier bois associatif.
Tout au long de ces années, de nombreuses personnes ont participé au développement des actions de La Pommerie, qu’elles aient été salariées ou bénévoles.
BLdLC —» L’installation de la Pommerie sur le plateau de Millevaches correspond-elle à une entreprise ex nihilo? Le concept de «ruralité» a-t-il d’emblée été central pour La Pommerie ou votre installation en pleine campagne était-elle plutôt due à un concours de circonstances?
LP —» On peut dire qu’à l’étape de création de l’association, l’image de la ruralité présente à l’esprit de son fondateur se rapprochait de l’idée du sauvage. Son projet consistait à extraire des choses de là où elles sont censées se produire – les métropoles – pour les introduire quelque part en dehors des cadres et par ce déplacement révéler en elles une forme d’authenticité. Je pense que Huub Nollen, le fondateur, a vraiment vécu cette perception fantasmagorique du monde rural comme monde sauvage, monde reculé.
Nous concernant, la question de la ruralité se pose très différemment. Elle se pose exactement comme elle est thématisée en général depuis quelques années par les sciences sociales et que l’on pourrait résumer ainsi: non, le monde rural n’est pas un espace reculé ou sauvage, il est l’extrême périphérie des métropoles. Et il nous a semblé, comme à beaucoup d’autres, que cette extrême périphérie permettait encore de réaliser certaines choses, qui pour des raisons financières, sécuritaires, etc. seraient difficiles à conduire ailleurs. Si le fait de se retrouver là représente un choix délibéré, c’est parce qu’il correspond au sentiment que les forces adverses convergent vers les centres et qu’ici, depuis cette lointaine banlieue, du possible est encore susceptible d’arriver.
En somme, nous n’opposons pas ville et campagne, le développement des villes est depuis toujours accompagné de l’anthropisation d’immenses étendues géographiques nécessaires à leur fonctionnement. Les termes de la question se posent plutôt ainsi: ce qui est rassemblé généralement par la dénomination de globalisation a, en quelques décennies, transformé le dialogisme des territoires de production ville/campagne en dialectique centre/périphérie. Ce concept de ruralité dont il est question dans votre propos s’apparente davantage aujourd’hui à un délaissé résultant du fonctionnement normal du capitalisme actuel qu’à un milieu stable composé d’identités propres.
BLdLC —» Beaucoup de gens vivant en milieux urbains ont décidé par souci écologique de quitter ces centres urbains pour essayer de se reconstruire dans les campagnes. Considérez-vous qu’il existe un lien entre votre décision de venir sur un territoire tel que celui du plateau de Millevaches et la prise de conscience environnementale de ces quinze dernières années?
LP —» Nous ne saurions pas vraiment répondre à cette question. Disons que dans notre cas, celui de La Pommerie, il est certain que penser les problématiques environnementales depuis la philosophie peut produire de véritables formes d’abstraction. Abstraction, c’est-à-dire –ce qu’on peut souvent reprocher aux sciences sociales ou à la philosophie— traiter de la réalité en ayant un point de vue zénithal sur les choses, purement théorique ou normatif et être assez peu confronté aux expériences concrètes. Pour la philosophie, c’est encore plus troublant de ce point de vue là. Donc, venir ici, avec la volonté d’entrer dans une certaine relation avec la matière, cela a indubitablement joué sur et pour nous-mêmes. Quand nous employons le terme de matière cela peut sembler curieux, mais c’est une façon d’introduire que l’écologisme est, il me semble, principalement un matérialisme. Comme nous l’évoquions, c’est se situer à l’endroit d’une correspondance avec les matériaux du monde par-delà l’attribution des valeurs instrumentales que l’humain est susceptible de lui assigner. En un mot, cela sous-entend que le paradigme écologique identifie des forces objectives dans la nature que le constructionnisme et le positivisme des sciences sociales –et bien sûr en premier lieu de l’économie–, ne peuvent saisir sans une profonde remise en cause de leurs postulats. Cela suppose pour nous, la moindre des choses, de ne jamais s’éloigner trop de là où la matière est arrachée à son monde pour être transformée ici ou ailleurs en toute équivalence.
BLdLC —» Dans L’Arbre, le maire et la médiathèque, Eric Rohmer apporte implicitement un regard critique sur les politiques culturelles disproportionnées en zone rurale, menées par les maires et autres personnes politiques. Ce film apparait à une époque où le concept de néo-ruraux est en plein essor, alors que ce phénomène est analysé dans le livre La rurbanisation ou la ville éparpillée de Gerard Bauer et J.M. Roux. De votre point de vue, pensez-vous qu’il y ait eu un réel exode urbain ces 20 dernières années?
LP —» Nous n’avons pas vu L’Arbre, le maire et la médiathèque, mais nous pouvons assez facilement nous représenter le thème. Aux moyens destinés à pourvoir de ce qui est nécessaire ou utile, correspondent des intérêts, disons, plus personnels. Les infrastructures disproportionnées que vous évoquez existent certainement, elles sont souvent plus le fait d’une opportunité stratégique dans la carrière politique de certains ambitieux qu’une affaire de néoruraux. Un terme que nous aurions tendance à récuser. C’est d’ailleurs très délicat de pouvoir répondre à la deuxième partie de votre question sur l’exode urbain en général, nous n’avons pas les données statistiques et dans le fond cela nous intéresse assez peu, donc nous ne nous sommes jamais vraiment documentés sur le sujet. Mais, si vous souhaitez un témoignage sur la façon dont nous percevons notre territoire, en effet, nous vivons dans une région où on peut considérer qu’il existe un mouvement de personnes qui ont grandi, vécu, étudié dans de grandes villes et qui viennent habiter là. C’est certain qu’énormément de gens que nous côtoyons sont des personnes qui ont eu une expérience fortement prolongée en milieu urbain, qu’elles y soient nées ou qu’elles y aient passé une grande partie de leur vie.
BLdLC —» En quoi La Pommerie apporte-t-elle une alternative à ce type de politiques culturelles alors en cours dans les zones rurales?
LP —» Ce n’est pas simple de répondre en quelques mots à une question qui nécessiterait un récit fourni de la situation… Alors de quoi s’agit-il? Nous pouvons essayer de vous donner très rapidement notre lecture des politiques culturelles et des institutions publiques en France depuis le début des années 2000. Dans cette période un constat sinistre a été fait concernant le paradigme en vigueur depuis les années Lang (pour ne pas remonter aux années Malraux) en matière de politiques culturelles: l’émancipation sociale par le fait culturel à travers la déconcentration des institutions artistiques et par la distribution de moyens d’agir à travers le saupoudrage de subventions aux associations ne marche pas, n’est pas compris et aboutit à des machines célibataires – c’est-à-dire, entre autres, à des centres d’art que personne ne visite, hormis quelques écoliers contraints de le faire, et une myriade d’associations dont il est très difficile d’évaluer le réel impact sur leur territoire, hormis pour ceux qui les font vivre.
Ce constat était accommodant, puisqu’il justifiait de revoir à la baisse les dépenses et permettait de réorienter le financement de la culture vers de grands centres extrêmement puissants qui contribueraient à valoriser le patrimoine national sur la scène internationale. C’est à ce moment-là que naît le merchandising, la mise en marque de lieux d’exposition symboliques comme Le Centre Pompidou, Versailles ou Le Louvre, etc. Par ailleurs, les politiques de décentralisation –de désengagement de l’État– ont été accompagnées par des politiques de régionalisation. Ce processus a progressivement entraîné les politiques culturelles dans les territoires à devenir le support à la formation des identités régionales ou locales – dont la justification économique est, bien évidemment, le développement du tourisme, etc. Les FRAC et les DRAC notamment, dont le rôle territorial était fondamental dans l’élaboration des politiques culturelles des décennies précédentes, se retrouvent de ce fait menacées par cette reconfiguration aux intérêts contraires. Les politiques de décentralisation sont devenues des politiques de reconcentration de la culture autour de grands centres urbains. La Pommerie fait partie de la région Nouvelle Aquitaine, nous sentons très clairement que les dispositifs sont en train de se concentrer autour de Bordeaux et que nous nous retrouvons au fin fond de cette immense région, comme nous l’évoquions.
Il y a une histoire des politiques culturelles en France qui a conduit à la formation d’un maillage de lieux liés à la création comme les centres d’art qui risquent aujourd’hui d’être reconvertis ou laissés à l’abandon avec la fin de ces politiques. Et à côté de cela, il y a de petites associations qui, elles, n’intègrent pas ces nouvelles politiques culturelles, même si elles les traversent. Si La Pommerie ne devait plus être subventionnée, nous poursuivrions notre travail parce que, même si nous sommes tributaires aujourd’hui des subventions — qui nous permettent de réaliser de nombreuses choses —, cela n’est pas ce qui nous conduit à agir. Un centre d’art comme Meymac ou Vassivière, sans subvention, disparaît, et c’est d’ailleurs assez intrigant d’imaginer ce que
deviendraient ces lieux à la suite de ce collapse – ils en feraient sans doute des hôtels ou quelque chose comme ça. Ce n’est pas le cas de La Pommerie, on supprime les subventions, il y a des survivances, le projet évoluerait beaucoup forcément, mais les raisons qui nous poussent à agir nous conduiraient à poursuivre.
Les politiques culturelles de type subvention aux associations vont progressivement être soumises à des politiques régionales et locales et seront, de toute évidence, de plus en plus fusionnées avec le patrimoine, c’est-à-dire les traditions, les identités, les mises en récit, etc. Cette tendance est accompagnée par des impératifs de visibilité auxquels les principes de généralisation de la médiation et la forme artiste comme animateur du corps social sont censés répondre. C’est un sentiment qui est très fort et qui pose de vraies questions à un moment donné de notre histoire où l’orientation politique globale est susceptible de tourner au tragique. Que les affaires culturelles soient propulsées sur le terrain de la concurrence identitaire, par la valorisation d’histoires régionales plus ou moins fictives nous semble agiter des choses dangereuses, comme tout ce qui est d’ordre identitaire et patrimonial aujourd’hui. Ceux qui infléchissent dans ce sens sont en train de préparer quelque chose qui est strictement proportionnellement inverse à l’idée qui présidait, en matière d’affaires culturelles et d’émancipation sociale, aux politiques publiques de ces cinquante dernières années. En résumé, nous ne pensons pas que La Pommerie représente une alternative à ces politiques des années 1980, elle en exprime plutôt, à la fois l’un des résultats possibles et un devenir.
BLdLC —» Martha Rosler dans son essai Culture Class: Art, Creativity, Urbanism, Part I (2010) mettait en avant le rôle des acteurs culturels (artiste, galerie, lieu d’art indépendant, musée…) dans la colonisation des quartiers pauvres des grandes capitales occidentales appelée «gentrification». Peut-on parler de la même manière de «gentrification rurale»? Comment faire en sorte que ce phénomène ne soit pas aussi nocif que dans les villes?
LP —» Ce sont des questions extrêmement compliquées. Ce qui définit un mécanisme de gentrification ce sont des processus culturels et de marché accompagnés généralement de politiques publiques. Nous ne croyons pas que l’on puisse parler sérieusement de gentrification, comme nous ne croyons pas que l’on puisse parler de «greentrification» (équivalent à la campagne) sans décrire les catégories sociales implicites mobilisées qui sont en réalité extrêmement floues. La catégorie implicite fondamentale, qui est aussi une catégorie morale, est celle du «vrai peuple» qu’une sorte de faux peuple qu’on appellerait dans ce cas les bobos, les babos, les artistes, les assistés… comme les intermittents ou les subventionnés de la culture, etc., viendrait remplacer.
Nous assistons aujourd’hui, en effet, à quelques phénomènes de conscience menant l’autocritique et questionnant notre légitimité à être ici, comme l’a fait Martha Rosler pour d’autres. Et bien nous pensons que ces catégories, comme nous le disions plus haut à propos des mouvements identitaires, des traditions, etc., sont des catégories extrêmement dangereuses à manipuler de cette manière.
Nous ne pensons pas qu’il y ait un vrai peuple autorisé intrinsèquement opposé à un faux peuple colonisateur. En disant cela nous ne nions bien évidemment pas l’existence d’enjeux financiers considérables dans l’immobilier, qui conduisent, principalement en milieux urbains, à la revalorisation de zones délaissées en s’appuyant sur certaines habitudes ou phénomènes culturels. Mais, nous semble-t-il, cela s’appelle d’abord de la spéculation, dont la plupart des catégories socio-culturelles en question pâtissent d’une manière ou d’une autre. Que la pierre constitue l’un des principaux vecteurs d’enrichissement, qui plus est concentré de façon considérable, nous semble avoir atteint un point critique autrement plus sérieux à mettre en cause qu’un imaginaire identitaire qui fait de la haine de son voisin un horizon politique normal. Cela nous permet de signaler une chose importante, nul ne peut dire formellement comment se constituent les identités et nous pensons qu’il n’est pas souhaitable que le politique s’en mêle. Ce qui définit encore le territoire national, c’est le fait que n’importe qui vivant sur ce territoire légalement (n’importe qui selon nous) a le droit d’habiter là où il le souhaite. Cela signifie également que penser les territoires en termes d’identité, plutôt qu’en termes d’habité, est un problème. Que font les gens qui viennent vivre sur le plateau de Millevaches? Ils viennent habiter, c’est-à-dire vivre, être, apprendre à être parmi des flux environnementaux et des récits. C’est ce que nous pensons aussi à propos de ces personnes qu’on appelle le réfugié ou l’exilé, nous pensons qu’en effet ceux-là n’ont d’autre choix que d’habiter, cela signifie faire vie, ou monde, là où ils arrivent. En ce sens rien ne préexiste à l’habitant du monde.
BLdLC —» Que répondez-vous aux gens qui affirment que la culture est avant tout un phénomène urbain?
LP —» C’est quand même très étonnant que ces questions, qui sont toutes des questions identitaires, fassent problème aujourd’hui. Enfin, pour vous répondre de manière un peu plus directe, de quoi parle-t-on exactement quand on parle de culture? C’est délicat pour nous d’en parler en ces termes, car nous partons d’une définition de la culture très générale, qui regroupe un ensemble de pratiques, de manières de se maintenir dans l’existence, c’est-à-dire qui décrit la façon qu’ont les humains de s’orienter dans le temps et dans l’espace.
D’une certaine façon la culture est partout, c’est-à-dire, partout où il y a, pour le dire comme ça, des humains. La question serait donc plutôt, est-ce que cette forme, qui s’est stabilisée dans ce que l’on appelle l’art contemporain, est un phénomène urbain? Sans être historiens d’art, nous aurions tendance à répondre oui, en effet. Ce que nous enseigne l’histoire de l’art s’est plutôt produit en ville. Tous les grands centres urbains ont été des moteurs de création, de conception de formes nouvelles, qui se sont appelées à la fin du XIXe siècle art moderne et se sont stabilisées il y a 30 ou 40 ans sous l’appellation art contemporain. Mais, si nous parlons d’une séquence d’un siècle, un siècle et demi à peine, pouvons-nous pour autant affirmer, de toute évidence, que Van Gogh était un peintre urbain? Nous ne sommes pas sûr que Gauguin, le Douanier Rousseau pour ne citer qu’eux, étaient véritablement des peintres urbains alors que nous pouvons indéniablement dire que l’art moderne c’est Paris, puis New York, etc. Nous pensons qu’en effet, il s’agit de moments dans l’histoire que le regard de l’historien a fixés dans le grand brassage que supposent les métropoles. Néanmoins, de là où nous nous trouvons, ce sont des choses qui peuvent être perçues et comprises de façons assez différentes. Une fois encore nous n’opposons pas ville et campagne, mais nous pointons d’abord les contextes d’enrichissement qui représentent aujourd’hui à la fois le tout et le néant de l’art contemporain.
BLdLC —» Dominique Marchès, à l’origine de centres d’art comme Vassivière ou Chamarande, qualifie de «pionniers de l’art contemporain» les acteurs de l’art contemporain qui travaillaient à ouvrir des lieux d’exposition en province au début des années 80. Doit-on ou peut-on aujourd’hui parler de «militantisme de l’art contemporain», pour des lieux comme le vôtre qui semblent résister aux politiques culturelles démagogiques et populistes souvent à l’œuvre dans ces territoires?
LP —» Toujours des questions très évidentes… Nous répondrons très simplement oui, mais nous mettrons en doute le terme d’art contemporain. Il nous semble plus approprié de faire référence, à la figure, difficile à cerner, de l’intellectuel. Nous pouvons en effet décrire aujourd’hui un puissant mouvement anti-intellectuel, véhiculé d’un côté par des discours de défense des traditions, de la morale, des vraies valeurs, etc. tels qu’ils s’articulent dans tant de prises de positions politiques et à l’opposé, chez les adeptes du monde en réseau, du management, de la pensée globale et de ses avatars. L’anti-intellectualisme traverse toutes les périodes sombres de l’histoire moderne. Défendre la figure de l’intellectuel aujourd’hui nécessite certainement une forme particulière de militantisme. Qu'est ce que l'intellectuel? Une façon d’être en suspens, autrement dit de questionner. Nous pensons que le travail d’un artiste c’est aussi celui-là, mettre en suspens, sentir que ses convictions sont métastables, que nous évoluons dans des environnements compliqués et que le travail du sens est toujours une affaire dangereuse. Nous pensons qu’un artiste, comme un écrivain, qu’il soit philosophe ou évoluant dans le domaine des sciences humaines ou des sciences, c’est en partie cela. Un militant du sens, poursuivant la cause de la critique. Ce qui ne l’autorise évidemment à rien de plus parmi les autres, mais qui lui vaut d’être menacé. On ne gouverne jamais des singularités, mais ceux à qui l’on confère les attributs d’une masse.
Mais art contemporain, non, il s’agit d’une catégorie qui répond à n’importe quoi. Par art contemporain, on désigne à la fois la chose que fabrique, dans la délicatesse et sans dépositaire, la personne sortie de tout ordre normal; les objets conventionnels de ceux qui sont d’abord les représentants de commerce de leur petite affaire; des productions financiarisées entrant en collusion avec l’industrie du luxe; un hobby pour quelques rentiers; et enfin, un reste composé de la cohorte des non sélectionnés. Au milieu de tout ça, un torrent de justifications quelconques. En somme la société des rivaux à son degré paroxystique et quelque peu déprimant.
On parle beaucoup ces derniers temps d’une sorte de retour aux années 1930. Nous pensions, avec quelques-uns, que c’était inutile, que cela nous empêchait de voir les spécificités de la situation. Néanmoins, des formes récurrentes aux totalitarismes semblent se présenter à nous sans que nous sachions exactement ce qui précipite ce phénomène. L’anti-intellectualisme comme posture transversale en est certainement l’un des signes les plus frappants. Mais l’intellectuel tel que nous l’entendons c’est d’abord la figure de l’artiste, sa temporalité et ses doutes, autrement dit l’habitant de ce qui fait monde.