Billy has a friend
Billy fait tourner sa nouvelle amie tel un lanceur de marteau. Un enfant avec une poupée ; un adulte avec une nouvelle compagne. Le bonhomme-bâton se joue de cette Vénus aux seins lourds, il s’amuse, comme un môme, à la faire tournoyer dans les airs. Billy a une amie, nous dit David Lynch, comme s’il avouait, avec soulagement et jubilation, avoir vu pour la première fois son enfant s’amuser avec un autre.
Billy whispers to Sally
Sally et Billy ne font plus qu’un. Billy chuchote, Sally s’approche. Processus de socialisation, rite amoureux, Billy progresse dans la connaissance de l’autre.
Billy touches Sally
Avec un visage digne d’un portrait de Francis Bacon et un grand bras sorti tout droit d’une bande-dessinée, Billy touche Sally du bout des doigts. En retrait, il dégaine sa main comme une arme et pénètre Sally qui n’est plus qu’un corps abstrait au visage vide.
Petites scènes de vie à deux, saynètes de violence pure d’abord ; non pas une violence extraordinaire, celle de la vie tout simplement. En trois lithographies, l’artiste et réalisateur américain donne à voir la difficulté des relations et, malgré la narration qu’implique l’utilisation de la série, toute sorte d’histoire est encore possible, toute projection est permise.
A l’étage, aux côtés du trio Billy, les murs offrent à voir les nombreuses séries que Lynch a réalisées à partir de pierres lithographiques dans la fameuse imprimerie Idem, enclave paisible coupée de l’agitation parisienne où Picasso, Matisse, Miro ou encore Chagall avaient leurs habitudes. C’est d’ailleurs une pierre lithographique qui débute l’exposition posant, dès l’entrée, le parti pris du Frac à montrer non pas le réalisateur de Blue Velvet ou d’Elephant Man s’adonnant à son passe-temps mais bien, l’homme en tant qu’artiste proposant une production riche et originale. Si le film est là, il n’est appelé que pour compléter, appuyer et poser le décor de l’univers protéiforme lynchéen. La musique de Premonition following an evil deed baigne le bâtiment dans une atmosphère angoissante et force à la lenteur des gestes. 52 secondes filmées avec la première caméra des frères Lumière, c’est ce qu’il a suffi à Lynch pour constituer une histoire et faire remonter nos inquiétudes. Un cadavre, une femme assise dans un canapé surprise par la venue d’un Marshal, une autre se débattant nue dans un aquarium et, surtout, le vide entre les différentes prises qui force à reconstituer ; voire à imaginer, la trame narrative. C’est le vide, celui du dialogue qui hante le film Rabbits. En huis-clos, dans un décor de théâtre en carton-pâte, des personnages-lapins parlent mais ne parviennent pas à dialoguer. Les questions de l’un n’appellent pas les réponses de l’autre et ce dialogue de sourds ajoute à l’absurde de la situation. Comme dans une série américaine, les phrases sont appuyées et tendent vers la chute, le public rit et applaudit.
C’est donc avec un petit rictus que nous sortons de la pièce de projection pour entamer le long défilé des lithographies. Le classicisme saute presque aux yeux. David Lynch a d’abord été formé en école d’art et il connaît son histoire ; le rapprochement avec William Blake est évident dans sa dichotomie du bien et du mal, ses anges et sa cosmogonie, l’influence de Francis Bacon est encore et toujours omniprésente dans les corps torturés, vrillés et essorés pour rendre le plus profond des sentiments. Plus loin, le film d’animation Six Men getting sick pourrait résumer la vie de Chaïm Soutine – qui fut aussi une influence majeure pour Bacon – qui toute sa vie durant souffrira de douleurs intestinales et dont il décèdera par faute de soins. Les estomacs tuyaux qui poussent directement des têtes de six hommes s’enflamment, rougeoient avant d’exploser ; et le cycle reprend. A la suite, le surréalisme envahit le film en noir et blanc 3 R’s. Pete has how many rocks ? How many rocks does Pete have ? demande la voix. Et il faut répondre juste, l’image nous montre Pete portant des pierres. Tout comme avec le film Alphabet, Lynch laisse transpirer sa peur de l’apprentissage scolaire et surtout celle d’échouer, de ne pas être capable de compter les pierres que montre Pete. Pourtant les mots, seuls ou en groupes, infusent le travail de l’artiste et ce, sur tous les étages de l’exposition. Ils rappellent ceux utilisés par les artistes marcheurs anglais Richard Long et Hamish Fulton, ces mots, parfois un seul, qui viennent rendre compte de l’expérience. Ces mots qui sont des traces mais aussi des directions à prendre. Chez Lynch, ils sont crus et vulgaires, ils sont sans appel, ils sont des résumés de l’action mais aussi des bribes de poésie. Car c’est bien là que se révèle tout le pouvoir de l’artiste, celui d’émailler la violence du quotidien par d’infimes fractions de lyrisme. En ce sens, et c’est chose bien rare, Jean-Charles Vergne et le Frac ont su mettre en avant la production plastique de David Lynch qui s’élève largement au niveau de sa filmographie.