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Sous l'impulsion de son directeur Lóránd Hegyi, après le Palais Ducal à Gênes et le Musée d'Art Contemporain de Thessalonique, le Musée d'Art Moderne de Saint-Etienne nous invitait à explorer les territoires insulaires défrichés par 35 artistes internationaux.

Conquérir des iles en mouvement

par Gwilherm Perthuis

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Dans un court texte intitulé «L’île déserte», resté inédit jusqu’en 20021, Gilles Deleuze tente de définir ce que représente l’insularité. Insistant sur l’importance tenue par l’eau (et non sur l’intérêt du morceau de terre) ainsi que sur sa fonction de séparateur, il démontre que l’île est avant tout un territoire sans lien, qui même habitée demeure déserte lorsque les hommes prennent conscience de sa séparation. Lieu utopique pour Thomas More dans son récit Utopia (1516), espace de projection permettant d’envisager un autre monde ou d’autres manières de penser, terrain de potentielles spéculations ou de l’exploration de champs intellectuels inconnus, l’insularité s’impose comme une métaphore particulièrement saisissante de la recherche ou de la démarche artistique.

Ce sont ces îles personnelles, sans cesse inatteignables, qui constituent le programme artistique des artistes rassemblés dans l’exposition «Îles jamais trouvées» au Musée d’art moderne de Saint-Etienne. Initié par son directeur Lóránd Hegyi, et présenté auparavant au Palais Ducal de Gênes et au Musée d’art contemporain de Thessalonique, ce projet rassemble les œuvres de 35 artistes issus de générations et de mouvements artistiques très différents. Dans un parcours ouvert, le spectateur déambule dans des salles structurées par les œuvres d’un ou deux artistes : des chambres qui révèlent les modalités de l’invention insulaire spécifique à chaque artiste. Assez convaincant, le choix des œuvres donne une lisibilité aux instruments de navigation mobilisés pour nous mener vers des terres inexplorées ou non défrichées. Ces instruments peuvent être d’ordre littéral lorsqu’il s’agit de pièces qui présente l’île comme motif dans les vidéos de Marina Abramovic (Stromboli, 2002) et de Stefanos Tsivopoulos (The Land, 2006) ou dans l’installation d’Alice Aycock (Sand/Fans, 1971-2010) composée de ventilateurs qui soufflent très progressivement du sable au centre de la salle jusqu’à former une dune. Dans une autre catégorie d’œuvres, l’insularité est abordée par l’angle formel et par l’intermédiaire des qualités plastiques des objets considérés. Citons à titre d’exemple la sculpture de Tony Cragg Clear Glass Stack (1999), qui est constituée d’un empilement d’une centaine de récipients évoquant un univers aquatique et le champ des sirènes, ou le très spectaculaire labyrinthe de Michelangelo Pistoletto (Labirinto e Grande Pozzo, 1969-2008) qui invite le visiteur à parcourir les méandres de carton ondulé pour se laisser entraîner dans une sorte d’odyssée, un voyage vers une île imaginaire reflet d’une promenade intellectuelle2. D’ailleurs, le dernier corpus d’œuvre pourrait être réunis sous le chapeau des îles psychologiques, c'est-à-dire animées par des enjeux proprement intellectuels et des positionnements réflexifs. A ce titre, il est important de noter à quel point la mythologie et la culture classique grecque sont présentes dans l’exposition et imprègnent plusieurs des œuvres importantes qui ponctuent le parcours. C’est le cas en particulier dans le travail de Costas Tsoclis ou dans les projections fantomatiques de Hans Peter Feldmann (Shadow Play, 2002-2008), qui renvoient respectivement à la répétition éternelle du supplice de Prométhée et au mythe de la caverne décrit par Platon. La figure de Sisyphe préside par ailleurs à la constitution de deux propositions artistiques très différentes, mais qui développent chacune leur propre quête d’une île : par un travail poétique sur des formes organiques et des mouvements corporels fixés avec du papier et de la soie pour Maria Loizidou, puis dans la vidéo de Jan Fabre Le Problème (2001) qui met en scène une discussion philosophique sur l’existence, la dérive des idées et nos capacités à nous en saisir. Déjà présentée à plusieurs reprises dans des expositions monographiques (Fondation Salomon, MAMAC de Nice, MAC de Lyon), la pièce de Jan Fabre peut être appréhendée avec un nouveau regard dans le cadre de l’exposition «Iles jamais trouvées». La discussion entre les deux philosophes allemands, dont le célèbre et iconoclaste Peter Sloterdijk, et Jan Fabre lui-même se déroule dans un vaste paysage. Ils poussent chacun une énorme boule devant eux comme Sisyphe condamné à remonter perpétuellement un rocher en haut d’une montagne sans jamais y parvenir, ou comme le bousier insecte qui pousse une boule nécessaire à sa reproduction… Cette double référence est une métaphore de la condition de l’artiste ou de l’intellectuel qui ne cesse de s’orienter vers de nouvelles îles sans parvenir à toucher leurs rivages, et qui voit s’éloigner la ligne d’horizon à mesure qu’il s’emploie à forger les outils nécessaires pour préciser l’analyse ou le discours.

L’un des principaux intérêts de l’exposition réside d’ailleurs dans sa capacité à nous donner à voir les œuvres dans de nouvelles perspectives, par des rapprochements ou des chevauchements qui ne sont dictés que dans le cadre d’un questionnement relatif au sentiment insulaire ou à la marginalité. L’œuvre de Gilbert et George, déjà présentée dans la rétrospective stéphanoise récente, prend une autre dimension lorsqu’elle est rapprochée d’une série d’estampes de Louise Bourgeois ayant trait au corps et au sexe. Mais cette liberté d’interprétation comporte également des limites. Certains choix ressemblent plus à de l’opportunisme ou à des facilités qui ne correspondent pas nécessairement à la thématique général. L’ouverture du sujet permet de nouer des fils intellectuels passionnants et rarement mis en scène, mais conduit aussi à voir se développer des zones moins efficaces ou restant terriblement à l’écart des archipels qui composent le cœur de l’exposition.

L’accrochage de qualité permet de passer de pièces historiques importantes (Maurizio Nannucci, Richard Long, Denis Oppenheim…) à des objets réalisés par des artistes moins connus grecs ou de l’Europe de l’Est. Lóránd Hegyi poursuit ainsi son travail de diffusion en France des créateurs issus de la Mittel europa, des anciens pays dominés par l’idéologie communiste ou des Balkans. Cette coloration particulière, déjà mesurée dans la récente exposition de la collection du Musée d’art moderne de Saint Etienne3, trouve une véritable justification dans la présente exploration des îles artistiques qui restent à conquérir. La position de ces îlots longtemps perdus au sein de notre continent peut de nouveau être débattue et mesurée. Le catalogue de l’exposition très bien documenté pour sa partie consacrée aux essais y parvient parfaitement en donnant des repères essentiels à la compréhension de la diversité des artistes présentés.




« Îles jamais trouvées »
Musée d’art moderne de Saint Etienne
Catalogue de l’exposition bilingue (français-anglais) de 126 pages édité par Silvana Editoriale
17 décembre < 17 avril 2010

 www.mam-st-etienne.fr

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Gwilherm Perthuis
—» Musée d'art moderne et contemporain - Saint-Etienne



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