The Ghost Builder.
Disons que c’est une sorte de huis clos à ciel ouvert. Les corps s'étalent sur une pelouse. Par çà et là, chacun de nos protagonistes tient dans ses mains des instruments longs et métalliques. Certains font avec des incisions dans la peau de leurs amis, pour retirer les bêtes qui se sont insidieusement glissées entre l’épiderme et le derme.
Parasiter un territoire, transformer ses propriétés, lui offrir une nouvelle fiction. Un lac. Au milieu : une île se forme, une île est bâtie. Exproprier, détruire, faire venir l’eau, c’est le temps de la vie électrique. L’étendue à perte de vue, donne sur des hectares de nature.
Ils avancent, toujours l’objet métallique à la main, tous ne sachant pas que ce paysage est uniquement né de la volonté de l’homme, de l’histoire de l'industrialisation.
À un moment, il a fallu se décider à lui offrir une histoire, lui inventer un patrimoine.
À mi-temps entre elle, l’île et eux. Plus au Sud, après la chute du régime totalitaire, à Rome, à Milan, ils se réunissent pour fonder la tendenza avec pour objectif de créer une architecture qui jouerait avec les apports stylistiques de chaque siècle. Assembler comme dans un collage et réactiver une mémoire collective. Quand il construit, The Ghost Builder souhaite nous faire rejouer quelque chose de déjà vécu, faire ressurgir une mémoire endormie en nous, celle que seules nos cellules peuvent reconnaître par réaction à une couleur, une forme, une texture. Ici il s’impose, le paysage change : un paquebot, un phare, jouer jusqu’au bout l’absurdité de l’homme qui a voulu trucare son monde.
Avec leurs lames à la main, ils avancent groupés, foulent l’herbe, puis les gravillons, puis le béton. Face à eux, comme une injonction en lettres capitales, est inscrit : OUBLIER L’ARCHITECTURE.
Pousser la porte. Et tout de suite, Lo spacio tra di noi, l’espace entre nous. Des îlots se forment, découlent les uns des autres, raides, anguleux, géométriques. Les couleurs sont douces, semblent légères mais c’est rugueux, la minutieuse organisation des objets dégage une chaleur presque humaine. Un désir de devenir microscopique pour aller vivre au milieu de ces formes se fait ressentir, vivre à la taille d’une poche.
Peut-être qu’ils pourraient changer de format, peut-être que plutôt que de regarder du dehors, il serait possible d’aller vivre dedans, devenir soi-même le parasite de l’œuvre, ressentir par porosité.
Traverser le paravent, se deviner les uns les autres à travers ses pans de vitres fumées, avec nos mouvements faire danser les aplats de couleurs, devenir un troisième plan dans l’œuvre.
WOW. Il y a un certain plaisir à se placer comme un voyeur invisible au milieu de l’exposition, de très haut accolé au mur, observer plusieurs scènes disséminées dans l’espace: une place, des arcades, des groupes qui se forment pour attendre et partager ensemble l'ennui d’un après-midi zénithal. Plus loin, seul le regard peut donner une existence au geste, les mouvements filmés sont les seuls témoins d’une construction furtive.
Le dehors se rappelle à nous, par des gestes qui évoquent le passage : des chaussures, des embauchoirs figés ou pris dans la cire.
De multiples couches de sables de différentes couleurs et textures rappellent des strates de construction, la trace de rites initiatiques ? Dont la seule indication de lieu serait leurs diverses natures. Le déplacement, l’érosion du temps continuent à se faire sentir dans un grand drap comme déteint par le soleil du jaune au vert, les matières animales et minérales se mélangent à des billes de plastique, symbole d'une matière de la modernité, chaque jour recraché par nos eaux. Un à un, ils se mettent à quatre pattes, comme pour admirer la matière qui se mue. Ils pensent aux mouvements de l'eau, aux courants qui dans leurs flots façonnent et ingèrent comme un intestin géant.
Ils sont obnubilés par la possible invasion d'un corps par un autre. Contrairement à ce qu'ils pensaient en arrivant ici, l'insularité ne permet pas le retrait, elle demande une extrême attention, à toujours être en veille. L'île est anthropophage, elle a besoin de les manger pour construire son histoire. Ils disent que l'objet en métal ne pourra pas toujours les protéger. Aglaé, la moins peureuse de tous, se relève et tente d’emmener les autres vers l'extérieur avec elle. Comme le geste qui marquerait l'acceptation d'un changement de nature; tous à la verticale, ils jettent les uns après les autres leur instrument dans une grande bassine. Ensemble, ils pénètrent dans le vertigineux danger de la métamorphose.
«Oublier l'architecture : 25 ans d'architecture à Vassivière»
Centre International d’Art et du Paysage de Vassivière
26 juin > 6 novembre 2016