J’ai rêvé le goût de la brique pilée invite à une expérience sensorielle totale : onirique et gustative, mais aussi sonore et tactile. Car si la brique, constituée d’argile séchée ou cuite, est une forme usinée, imparfaite, elle prend des allures de roche et, pilée, dans un bruit sec, elle redevient terre que l’on foule et fine poussière que l’on hume...
Cette exposition de Sophie Auger-Grappin, directrice artistique des résidences La Borne1 et Natsuko Uchino, résidente accueillie en 2016 dont la pratique repose tant sur l’art que sur l’écologie2, se déploie en deux lieux, le Centre céramique contemporaine La Borne et La Box _ École nationale supérieure d’art de Bourges. Fruit de leur réflexion sur la céramique contemporaine, ses liens avec l’artisanat et son rapport à l’environnement (entendu à la fois au sens de paysage, naturel et construit, et d’écologie), elle rassemble céramistes professionnels, plasticiens ou photographes de toutes générations, dont les travaux sont liés à la terre en tant que matériau. Y sont mêlés de manière poétique et parfois confuse, pièces utilitaires et artistiques – comme dans les photographies de Véra Cardot et Pierre Joly dans l’atelier d’Elisabeth Joulia, pionnière du renouveau artistique de la céramique – gestes traditionnels et non académiques, cultures scientifique et populaire, objets décoratifs et art conceptuel, vase peint à l’intérieur et tableau à l’émail. La volonté louable des commissaires étant d’étriller les catégories encore restrictives du champ de la céramique et d’affirmer, à la suite de Michel de Certeau3, la «liberté buissonnière des pratiques». À rebours du panorama historique, l’exposition aborde la relation à la terre dans une diversité formelle et intellectuelle qui s’avère vivifiante, en dépit des associations déroutantes et de la qualité inégale des œuvres, qu’elles relèvent de l’artisanat ou de l’art contemporain. L’ambiguïté est même recherchée dans les supports, qui sont autant de briques, roches ou table à battre la terre.
À La Borne, les pièces sont disposées sur des étals de graviers ou dalles volcaniques de Volvic, renvoyant littéralement le sujet à son aspect minéral – à l’instar de certaines céramiques de Cécile Noguès et Natsuko Uchino ressemblant à s’y méprendre à des pierres. Toute en contournements entre tas de cailloux, murets et pentes naturelles du sol, cette scénographie inspirée de la tradition paysagère du Japon4 contraint la déambulation et nuit à la lisibilité de certaines œuvres, voire du propos. Mais elle enjoint aussi à un déplacement quasi chorégraphique qui enrichit l’appréhension physique de l’ensemble, autant que la perception de certains éléments dans leur spécificité technique, historique, sociologique et formelle. In fine, ce parti pris est donc une réussite !
À La Box, le spectateur est de même invité à prendre place au sein du dispositif de présentation, sur un banc de tesselles végétalisé5 ou des tapis amoncelés servant de socles comme d’assises, qui permettent de poser le regard à des hauteurs variables sur les œuvres et d’en prendre la mesure à l’aune de son propre corps. Aussi le jeu de l’anthropomorphisme de certains vases et jarres surdimensionnés ou de moules et pains cuits en forme de visages, est-il magnifié sans pour autant être imposé. La relation à l’architecture, pratique également fondée sur la terre, la brique, est évoquée par les pièces d’André Bloc6 et de Pierre Baey7 ou l’installation monumentale en torchis des étudiants de l’Ensa-Bourges8.
L’on vit ainsi l’expérience de l’occupation, de la saturation d’un espace, à travers ses usages domestiques et les projections que chacun peut y rêver…
Et cette expérimentation éveille tous les sens : la vue, le toucher et l’odorat donc, mais aussi le goût, notamment via une photographie de Thierry Fontaine9 seule trace d’une performance consistant à se couvrir d’argile qui, du rêve au cauchemar, fait naître une sensation d’étouffement dérangeante dans le décor paradisiaque d’une plage réunionnaise – et enfin l’ouïe, au creux des installations de Karine Bonneval et Charlotte Poulsen qui, amplifiant les enregistrements sonores de céramistes au travail, explorent les propriétés phoniques de la céramique et associent les gestes à leur oralité10.
Laaroussa, vidéo de Selma et Sofiane Oussi11, exprime aussi avec brio ce lien essentiel entre matière et corps, entre un geste ancestral et sa réappropriation contemporaine chorégraphiée : la terre modelée est absente, suggérée par les seuls mouvements de mains gainées d’argile, mais c’est à sa force tellurique qu’elles semblent puiser l’énergie de leur danse, minimaliste autant que fascinante. L’on songe ici, comme dans toute l’exposition, à la musique répétitive et ses effets hypnotiques. En écho, le film de Richard Serra, Hand catching lead (1968), résume le projet curatorial : la matière échappe à la main du créateur pour mener sa vie propre.
Notes
- Le village de La Borne fut longtemps un foyer de production de poterie artisanale à usage fonctionnel, réinvesti depuis les années 1950-1960 par des créateurs de tous horizons venus s’inspirer des gestes traditionnels et relancer l’activité des grands fours à bois pour leur pratique artistique. Dans cette même recherche de partage des savoirs, les Résidences La Borne (mises en place par l’Association céramique La Borne) accueillent chaque année des artistes désireux d’explorer les potentialités de la céramique.
- Natsuko Uchino a commencé à travailler la céramique en 2007, dans le cadre du projet américain Art et Agriculture, qui croise art, écologie et agriculture, avec l’idée de produire des contenants issus de la même terre que les aliments qu’ils accueilleraient. Ainsi a-t-elle conçu un rapport direct avec les diverses pratiques de la terre : celle du paysage, celle du terrain cultivé et celle de l’argile dans l’atelier.
- In L’invention du quotidien, tome I, Arts de faire, Gallimard, Paris : 1980 ; expression employée à propos des mécanismes de résistances qui émergent face à la standardisation.
- Cette scénographie n’est pas sans rappeler celles de Charlotte Perriand pour des expositions de maquettes d’architecture notamment, elle-même inspirée par la conception des jardins japonais.
- Laëtitia Badaut Haussmann, Daybed : Bordeaux, brown, 2015.
- Sculpture habitacle, 1962-1964.
- Cité, 1986.
- Merz Bau Torchi, 2016, production in situ à La Box_École nationale supérieure d’art de Bourges ; proposition de Natsuko Uchino pour une œuvre collective avec Audrey Calmel, Yun Da Chen, Ève Dufour, Bahar Kocabey, Nicolas Mazzi, Grégoire Messeri, Camille Savre et Manon Vallé, étudiants à l’ENSA _Bourges ; projet encadré par Laurent Gautier, responsable de l’atelier modelage-céramique et suivi par Florentine Lamarche-Ovize, professeure.
- Garde, 1997.
- Chanson de gestes, 2016. Si les formes de ces pièces s’inspirent de corolles de tulipes ou de pavillons d’instruments à vent ou de gramophones, elles rappellent également celle d’un coquillage, évoquant ainsi l’émerveillement de l’enfant y apposant son oreille pour entendre le bruit de la mer. De même peuvent-elles faire écho au fantasme de l’archéo-acoustique qui voudrait pouvoir lire dans les sillons des poteries antiques comme dans ceux d’un disque vinyle…
- Laaroussa, 2011, projet vidéo inspiré du travail des potières de Sejnane, au Nord-Ouest de la Tunisie.