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En Crue - 90 ans de Moly-Sabata

par Marina James-Appel

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Sous les fenêtres de la résidence Moly-Sabata, le Rhône sort parfois de son lit. Il recouvre les quais, pousse les portes des maisons et s’aventure jusqu’aux champs qu’il irrigue. Puis, il se retire, laissant derrière lui des terrains fertiles et des vestiges terreux, marquant durablement les lieux comme en témoignent les échelles de mesure que l’on peut encore croiser en bord de fleuve. À l’intérieur, c’est en écho à ce phénomène que se tient, du 16 septembre au 29 octobre 2017 l’exposition En crue, célébrant les 90 ans de la plus ancienne résidence d’artistes en activité en France. Douze artistes, ayant résidé sur place de 1927 à nos jours, participent à la commémoration. Depuis sa fondation par Albert Gleizes et son épouse Juliette Roche, les générations qui s’y succèdent tracent les contours d’un espace de création, de rencontre et de transmission, dont l’histoire interroge la porosité des frontières qui séparent l’artistique de l’utilitaire. Robert Pouyaud, Anne Dangar et Lucie Deveyle prennent part à un premier palier de cette histoire jusqu’au début des années cinquante, Jean-Claude Libert, Geneviève de Cissey, Claude Famechon et Gilka Beclu-Geoffray à un second et enfin Thomas Bayrle, Joséphine Halvorson, Caroline Achaintre, Charlotte Denamur et Romain Vicari au plus récent depuis les années quatre-vingt-dix.

Dans le contexte actuel marqué par une multiplicité de résidences d’arts visuels1, il y a de quoi se réjouir de cet anniversaire tant Moly-Sabata fait doublement figure d’exception : par sa singularité et par sa longévité. Peut-être pouvons-nous l’envisager comme une résidence-implantation car comme l’écrit Sylvie Le Clech2, le genius loci, l’esprit du lieu, s’y incarne non seulement dans l’endroit mais aussi dans les gens avec qui on travaille sur place, influençant la manière de créer.

Rien pourtant ne laissait présager de l’avenir d’un tel phalanstère. Mais comment en rendre compte ? Depuis le cubisme jusqu’aux œuvres inédites, depuis la rudesse de la vie sédentaire jusqu’à la multiplication des résidences en passant par des années de déshérence et un incendie important en 1983, l’exposition bâtit un pont en 90 œuvres entre passé et présent. Loin d’épouser une visée rétrospective, didactique ou exhaustive, les commissaires Joël Riff et Patrice Béghain s’inspirent de la vie du fleuve pour donner à voir la vie du lieu. Aux récits chronologiques l’exposition préfère donc, une fois n’est pas coutume, un schéma narratif né du relief alentour, filant la métaphore fluviale. À Moly-Sabata, dont Joël Riff rappelle qu’elle est une entité imbibée jusque dans les racines de son nom, les « Savates Mouillées », s’esquisse avec justesse et fluidité un certain « paysage d’évènements », espace-temps singulier où « le passé et l’avenir surgissent d’un même mouvement dans l’évidence de leur simultanéité […] venant circonscrire le cycle de l’Histoire et de ses répétitions.»3

Chaque salle explore une dimension différente de l’histoire du lieu. Moly-Sabata la flamboyante ouvre le parcours, viennent ensuite la fertile, la rustique, la domestique, la solennelle et la sereine. Maintenues néanmoins en arrière-plan de la scénographie, aucune de ces dimensions n’implique vraiment de thématique, convoquant bien plus des tonalités ou des ambiances qu’une quelconque unité d’enjeu. Mieux encore, elles ne cessent même de déborder, coulant insidieusement d’un espace à un autre.

À peine entrés, nous sommes pris dans l’immense Lunatique (2017) de Charlotte Denamur, toile suspendue aux couleurs les plus vibrantes qui occupe l’espace et le perturbe. Sa résidence, l’été dernier, l’a amené à utiliser l’architecture-même en tant que châssis de ses toiles comme plus loin avec Fontaine (2017) qui masque une ouverture sur le Rhône, et à l’extérieur du bâtiment : côté cour avec Flash (2017) obstruant la fenêtre de son atelier et coté Rhône avec Béguin (2017), polyptique visible des kilomètres à la ronde. Au dedans et au dehors, en façade, au plafond et sur les murs, ses interventions renversent ou réaffirment les distinctions intérieur/extérieur/dessus/dessous, comme si le fleuve, entré et sorti de la résidence, avait amené  avec lui un peu de ce qu’il y avait trouvé.

Dans cette première salle, une sérigraphie s’oppose aux couleurs de Charlotte Denamur. Thomas Bayrle, figure importante du pop art européen y est résident en 1999. Eheepar (1970) est un travail en noir et blanc sur la répétition et la trame utilisées jusque dans la représentation des relations sexuelles et amoureuses. Rien de flamboyant non plus dans la vitrine d’objets bleu-vert, brun et rose que surplombe une toile de Jean-Claude Libert. Dessinée par Romain Vicari, elle présente les poteries utilitaires qu’Anne Dangar a réalisées sur place, signées de l’acronyme MSD, Moly-Sabata Dangar.

Le travail de l’argile occupe une place centrale dans la vie du lieu. Sur cette plaine agricole, la terre et la poterie évoquent la fertilité et la vie rurale, non seulement par sa matière-même mais aussi par les rondeurs que nous apercevons plus loin. Quels liens unissent le genius loci à la terre? Si l’héritage pictural d’Albert Gleizes a marqué les premiers résidents ­—Robert Pouyot, reproduisait ses peintures à l’aide de pochoirs —, c’est grâce à Anne Dangar, qui y réside de 1929 à sa mort en 1951, que se noue ce lien avec la poterie. Dans ce qu’Albert Gleizes rêvait comme « couvent laïc où pourraient se réfugier les dégoutés de ce système moribond. »4, l’argile ne fait pas naître le premier homme mais des poteries d’un genre nouveau. Le cubisme rustique5 inscrit les couleurs et les systèmes géométriques des avant-gardes jusque sur les ustensiles domestiques.

Mais continuons car plus loin, les flamboiements semblent avoir débordé, piégés dans les résines de Romain Vicari. Invité à produire les supports de présentation, il conçoit et réalise des structures en métal, résine et sable, référence aux sols sablonneux des environs, qui sont le « liant » de toute l’exposition. Moly-Sabata la fertile voit ainsi se déployer une installation imposante, à la fois œuvre et dispositif scénographique, allant parfois jusqu’à l’enlisement tant elles colonisent l’espace et imposent des distances.

Moly-Sabata la rustique, petite salle aux nuances de gris, de beige et d’ocre clair, y échappe. Une robe de Lucie Deveyle est déposée sur un coin de table, à proximité de Brutus (2016) de Caroline Achaintre. Lucie Deveyle arrive comme employée de famille en 1931. Elle y découvre l’art, le tissage, et le cubisme, et devient l’amie proche d’Anne Dangar. Plus loin, ses chasubles de laine sont trois vêtements aux motifs géométriques dont le statut oscille. Déployés sur des structures de Romain Vicari dans une alternance de lignes géométriques et de courbes mouvantes, les Dancing Days (2017), elles révèlent leur beauté simple. De son vivant, elles étaient partagées entre le curé du village et le Salon d’Automne, comme l’indiquent ces mots à Juliette Gleizes : « Je suis désolée, désolée, de ne pas pouvoir envoyer de chasubles, mais la seule dont je dispose est la rouge qui, comme vous le savez est au salon d’Automne jusqu’au 8 Novembre. La verte Mr le Curé s’en sert en ce moment, puisque c’est en vert jusqu’à l’avent, et la noire, il en a souvent besoin aussi, il n’en a qu’une. C’est vraiment très ennuyeux. »6. Rencontrer son travail, tantôt religieux et mis en valeur par des structures-œuvres, tantôt jeté sur un coin de table comme si la robe venait d’être ôtée, interroge la mesure de ces oscillations.

Au sein de notre « paysage d’évènements » les œuvres de Caroline Achaintre, résidente 2017, sont un des reliefs les plus saillants. A propos de cette artiste, les commissaires rappellent qu’elle a  ancré son travail dans les plaisirs du faire et qu’elle définit sa position comme une « Archaïc avant-garde ». La tapisserie, les œuvres en porcelaine et en grès qu’on a plaisir à découvrir dans la pièce majeure de l’exposition, Moly-Sabata domestique, et dans la pièce suivante, Moly-Sabata solennelle, convoquent des montres sympathiques, formes informes en jeux de matière. Mises en regard des poteries sombres de Jean-Claude Libert et des vases de Geneviève de Cissey, elles accentuent les ruptures esthétiques qui les séparent. Mollon, Shelleybag ou Susisue (2017) apparaissent comme l’inversion-même du concept de vase et de la fonction du contenant. Les embouchures deviennent des socles tandis que la matière se confond. L’argile est coupée en franges comme une feuille de papier, se dépose lourdement comme un drapé et/ou miroite comme une mue de serpent.

Le tout est posé sur le mobilier de jeune fille de Juliette Roche-Gleizes : chaises, fauteuils et tables-basses sont savamment rassemblés au centre de la pièce comme pour échapper à une lente montée des eaux fictive qui, après nous avoir laissé le temps d’aller chercher ces meubles dans les étages supérieurs, nous aurait laissé aussi celui de chercher la meilleure composition possible. Aux murs enfin, un grand canevas de Gilka Beclu-Geoffray, interprétation du Pape et l’Empereur, d’Albert Gleizes fait partie d’un ensemble réalisé avec la complicité des villageoises. Comme les reproductions au pochoir par Robert Pouyot, cette œuvre appuie l’importance de la répétition dans le processus d’intégration, de transmission et de transformation d’un héritage artistique.

Si genius loci il y a, l’exposition est donc l’occasion de l’imaginer à l’œuvre, de le voir marquer les pratiques, se retirer, disparaître, revenir, se transformer ou persister de manière fantomatique, alimentant au rythme des crues et des décrues une liberté qui décloisonne, comme pour mieux accueillir de nouvelles propositions. En 2017 Joséphine Halvorson se tourne à son tour vers les portes de l’atelier d’Anne Dangar et les échelles de mesure du Rhône pour en reproduire des détails en peinture ; Moly-Sabata la sereine présente ces peintures qui sont peut-être à ce titre les plus représentatives du propos de l’exposition.

En souhaitant au genius loci de nombreuses crues à venir.




En crue

Commissaires : Patrice Béghain et Joël Riff

Moly-Sabata - Fondation Albert Gleizes, Sablons

16 septembre > 29 octobre 2017

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marina james-appel
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