Lorsque j'ai visité l'exposition « OK OK K.O » de Julie Sas à Treignac Projet, j'étais dans le déni de la colère ; je rejetais ce sentiment, croyant que c'était une vraie perte d'énergie, résistant à cette tension qui monte de l'intérieur, qui commence au fond du ventre, qui progresse lentement vers la gorge, tout en réprimant les vestiges et les ruines des sensations de perte, d'injustice et de peur qui infusent avant la rage.
« OK OK K.O1 » s'inscrit dans la recherche que Julie Sas mène actuellement sur les rage rooms – ces espaces loués par des entreprises permettant aux gens d'évacuer leur colère en détruisant des objets – et sur la manière dont la société capitalise sur les émotions dont elle est souvent elle-même à l'origine. L'exposition est donc une mise en scène de cette forme de divertissement thérapeutique, tout en y intégrant des formes et des symboles de résistance.
De sa mise en espace aux formes qui l'habitent, l'exposition dégage cette sensation de colère montante. Dès l'entrée, nous sommes confronté·es au silence et aux vestiges : un espace nu soutenant des pieds-de-biche aux faux ongles polis (un embellissement de la violence) et des objets qui rappellent des scènes de manifestation et de rébellion [Sans titre, 2021 ; Sans titre (Louise), 2022 ; Sans titre (chant du cygne), 2022]. Suivent d’autres formes renvoyant à l’injustice, à la peur, à ce qui nous ronge. Par exemple, une facture se retrouve emprisonnée derrière une plaque de métal épinglée au mur sur laquelle pend un poing américain, couplée à l'image d'un homme dans une tenue débraillée, comme s'il sortait d'une bagarre [Sans titre (invoice/receipt), 2022]. Les questions soulevées sont multiples : comment nos sentiments peuvent-ils être valorisés, mesurés, légitimés et perçus ? Pourquoi la rage a-t-elle été assimilée à la virilité pour les hommes et à l'hystérie pour les femmes ? Et peut-être, de manière plus importante encore, comment une simple transaction incitant à la violence peut-elle résoudre notre souffrance face à des problèmes systémiques ?
Si la colère qui s'accumule se déploie au fil des œuvres, ce sentiment de rancœur n'atteint que partiellement son paroxysme dans l'installation finale. Sans titre (shoot shot shot) [2022], c'est la suspension du contrecoup : un peu trafiquée, mais toujours en attente de la détonation. Au sol, des emballages sont éparpillés, comme si quelqu'un·e avait rageusement ouvert une série de colis, tandis que des cibles de tir en forme de silhouettes masculines sont adossées au mur, nous regardant fixement. La métaphore du rongement prend forme dans une série de dents en argile posées parmi le polystyrène et les déchets, symboles d'agressivité et de mastication, suggérant un craquement ou un grincement imminent. Julie Sas donne forme à la phase d'incubation de la rage, tout en nous amenant à imaginer le vrai courroux, qui serait peut-être le nôtre.
Ces images et ces formes ne sont pas seulement celles qui rappellent la colère, mais aussi le conflit. « Conflit : Résultat de tensions opposées, intérieures ou extérieures, pouvant atteindre un degré critique, le conflit symbolise la possibilité de passage d’un contraire à l’autre, d’un renversement de tendance, en bien ou en mal : indépendance-servitude, douleur-joie, maladie-santé, guerre-paix, préjugés-sagesse, vengeance-pardon, division-réconciliation, dépression-enthousiasme, culpabilité-innocence, etc. Le carrefour en est l’image. Le conflit est le symbole de la réalité, en même temps, de l’instabilité morale due aux circonstances ou à la personne, ainsi que de l’incohérence psychique, individuelle ou collective2 ». L'exposition se présente donc comme un carrefour, un espace indéterminé où il faut faire un choix, et dans lequel le conflit est le symbole de notre instabilité.
Si je suis entrée dans l’exposition alors que je déniais reconnaître ma colère, j’en suis sortie en réalisant que j’étais réellement en colère. En colère contre les systèmes qui encadrent nos modes de vie et esthétisent, capitalisent notre fureur à des fins commerciales. En colère contre la transformation d’un sentiment en source de divertissement. En colère contre la condamnation des émotions, en colère contre ces systèmes qui tentent sans cesse de proposer de prétendues solutions d’adaptation, d’acceptation ou de réhabilitation, mais qui ne cessent de perpétuer l’écrasante injustice.
Julie Sas met délicatement (c'est curieux d'employer un tel mot en parlant d'un tel sujet, mais c’est bien de ce geste dont il s’agit) en scène ces injustices, appuyant là où ça fait mal, amenant le·la spectateur·trice à s'interroger non seulement sur nos comportements et nos émotions, mais aussi sur les pièges dans lesquels nous nous trouvons. L’artiste part en quête afin de déterminer ce qu'il faut faire à partir de ce qui ne peut être indéfiniment maintenu étouffé : la rage.
Notes
- Note de l’autrice : en tant que personne non-francophone, quand j’ai entendu pour la première fois la phrase « Je suis K.O. », j’ai compris « Je suis chaos », ce que je trouve plutôt approprié dans le contexte de cette exposition. La rage n'est-elle pas simplement une sorte de chaos intérieur, épuisant ?
- Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Robert Laffont/Jupiter, coll. Bouquins, 2020, p. 318.