Sophie Lapalu : Tu es musicien·ne, performeur·euse, danseur·euse, compositeur·rice, photographe, chef·fe de chorale, chercheur·euse, DJ·ette, militant·e, chercheur·euse à la Coopérative de recherche de l’École supérieure d’art de Clermont-Ferrand. Comment te présentes-tu ?
Gérald Kurdian : Je crois que je perds petit à petit le goût d’une identité-image pour m’intéresser plutôt aux pratiques de vie, d’art, d’activisme. Des identités-praxis un peu. Cultiver une présence publique trouble, complexe, ça a pu me jouer des tours, mais j’aime l’idée de pouvoir muter, d’adapter mon soi/self aux circonstances sociales politiques que je traverse. Au présent, je crois. Comme un kaléidoscope. Alors, en ce moment, j’essaie d’embrasser les identités des différents contextes auxquels je participe, GÆRALD quand je fais de la musique, Gérald Kurdian pour les projets de performance ou d’art contemporain, Æ dans les jeux vidéo, un corps non-binaire anonyme dans les manifestations, un corps privilégié quand je facilite un workshop entre autres.
SL : Tu regroupes certaines facettes de ce kaléidoscope au sein de Hot Bodies of the Future, un projet large qui comprend Hot Bodies Choir.s, Hot Bodies Nights, Hot Bodies Club, Hot Bodies Camp, Hot Bodies Stand Up et X ! (un opéra fantastique). À travers ces différentes formes (chorales, soirées, performances, workshops), travaillées en collaboration, se pose la question de la façon dont les minorités sex-positive font usage de la musique, de l’activisme et des pratiques artistiques pour embrasser leurs révolutions.
GK : Il me semble important aujourd’hui de faire passer les expériences et les pratiques révoltées avant l’idée que l’on peut se faire des révolutions. Dans l’ultra-libéralisme, on est entraîné·e·s à conceptualiser, à se représenter ce pour quoi on a le désir d’expérience. Sans toujours y plonger. Et on vit des sidérations. Les projets Hot Bodies voudraient répondre à ces fantasmes en proposant des formes de vie collective où l’on ne peut rien faire d’autre que de vivre une expérience, la laisser nous transformer et se laisser la possibilité de la conceptualiser a posteriori. Les clubs, les salles de concerts et les salles de spectacles (et les manifestations) sont de bons endroits pour ça, pour se laisser transformer par une complexité, par une excitation des corps. Par ailleurs, dans Hot Bodies on crée aussi des contextes pour remettre au centre, redonner du pouvoir à des formes de vie marginalisées, en créant des contextes où ce sont elles-mêmes qui décident du tissu politique, qui proposent leurs propres écologies de relations. J’ai toujours en tête cette idée qu’en tant que corps minorisés on développe des outils, des pratiques et des pensées du politique qui peuvent servir une action/réflexion politique collective. Des contextes où l’on expérimente des formes de vies collectives inclusives, réparatrices et critiques, pour se poser ensemble la question des épanouissements possibles et des dommages provoqués par nos choix de politique. Et pour ça les pratiques artistiques sont assez idéales.
SL : Les clubs, salles de concerts et de spectacles sont des lieux que l’on fréquente la nuit. Il me semble que la nuit peut être considérée comme un espace à la marge, contre-hégémonique, comme lieu d’expérience où l’invisible devient visible, où « les rouages du système dominant sont rendus manifestes » (Rachele Broghi à propos des marges), « un lieu de possibilités radicales, un espace de résistance » (bell hooks). La nuit serait un espace de créativité privilégié pour des formes de résistances. Comment perçois-tu cet espace ? Comment influence-t-il ton travail ?
GK : D’abord, la nuit c’est l’un des espaces que les cultures hétéronormatives choisissent d’éviter. En même temps que la vieillesse, l’obésité ou l’idée même de mort. J’ai été insomniaque des années et c’est en partie grâce aux clubs que j’ai pu faire quelque chose de ces heures marginales. La nuit, c’est un endroit que l’on associe au mystère, au caché, à l’inconscient, au rêve, mais c’est surtout une dimension en tant que telle où il est plus facile de se cacher pour exister. Je pense par exemple aux lieux de drague en plein air. Après, les communautés club noires et latino-américaines, autour de la disco et de la house, ont lié l’histoire de la résilience des minorités lgbtqiea+ à celle des lieux où ces dernières se retrouvaient la nuit. On en a fait des lieux d’expression pour celleux qui n’auraient pas eu de place pour elleux-mêmes dans la journée, un endroit pour se draguer sans risquer de se faire agresser et un endroit pour laisser son être prendre ses formes rêvées.
Pour moi le club est une hétérotopie, un lieu où je tente des manières d’être avant de les essayer en public la journée. Les Clubs Hot Bodies c’est l’idée de faire exister dans un club une série d’expériences qui permette d’arriver à la danse après une série de rencontres artistiques ou théoriques, comme si l’on essayait de révéler et de charger ce que ça veut dire de danser ensemble en tant que minorités. La nuit, c’est aussi un état de corps, qui se libère de l’efficacité diurne, de ce rapport au travail, à la productivité et à tous les rapports interpersonnels qui y sont attachés. Dans la nuit on peut perdre ça, on peut devenir autre, réécrire nos rapports sociaux.
SL : Si le corps est le site d’oppressions et de résistances, Hot Bodies of the Future permet d’investir ce site-là collectivement. Tu te formes également au travail du sexe – travail interdit donc marginalisé, caché et souvent associé à la nuit justement. Tu as également fait un documentaire radiophonique en 2006, Je suis putain : une série d’entretiens avec des travailleuses du sexe alors que les lois Sarkozy contre le « racolage passif » les contraignaient à s’effacer. Chez toi, la performance, la musique, la danse comme le travail du sexe sont des outils politiques ?
Penser qu’on peut faire de l’art sans avoir de lien au politique, pour moi c’est juste une validation des langages culturels dominants et une perpétuation des systèmes d’exclusion, de discrimination et de hiérarchisation. Entre la performance, la danse, peut-être un peu la musique et la sexologie pratique (qui est ce que j’apprends, et qui est vraiment à distinguer des travaux du sexe en rue, en maison ou sur le net), il y a des liens très forts dans le sens où ce sont, entre autres, des chemins d’apprentissage somatiques. Elles nous apportent une foule d’informations sur la manière qu’a le corps de ressentir, de mémoriser, de traduire. C’est déjà un chemin vers la subjectivation des corps.
Puis il y a la question du plaisir et de la jouissance (sensorielle ou esthétique), qui sont aujourd’hui au centre de la bataille que l’on mène pour la réappropriation de nos subjectivités et qui sont donc fondamentalement politiques. Est-ce que j’éprouve le plaisir de l’idée ou la sensation de plaisir ? Est-ce que je trouve plaisir à l’expérience de ce tableau par sensation ou par agrément socio-culturel ? Et la réponse est probablement un peu des deux à la fois. Mais il m’importe aujourd’hui de comprendre ce qui est à l’œuvre dans ma manière de ressentir, d’éprouver.
Par ailleurs, j’ai pu rencontrer ces dernières années nombre de démarches artistiques, souvent performatives ou chorégraphiques, qui cherchent des liens entre justice réparatrice et art, états du corps et changement social, notamment Anna Halprin, Keith Hennessy, Brian Lobel, Beth Stephens et Annie Sprinkle. Et toutes ces personnes ont été ou ont soutenu des travailleur·euse·s du sexe. Ça me donne confiance dans le potentiel des pratiques artistiques à agir sur le corps social. À littéralement utiliser le toucher, l’intimité, l’expression, le plaisir comme des outils de déconstruction ou de tissage politique.
SL : Dans Indiscipliner la langue : politiques de fugues et résistance cyborg et cuir, Pedro Tadeo Cervantes Garcia (traduit par Sarah Netter) expose un rapprochement entre malade du sida gay et cyborg avant d’ajouter : « En plus des ajouts cliniques, il utilise des mécanismes qui construisent ce qu’il est, qui raconte une autre possibilité de son corps qui n’est pas celle d’un langage hétérosexuel : silicones, perruques, talons, paillettes. » Sur scène, en concert ou comme DJ·ette, tu reprends certains de ces aspects, notamment des lanières en cuir de la culture sado-maso ou une longue mèche de cheveux violette. Comment fais-tu usage de ces attributs-là ?
GK : Dans les futurs et les mythologies queer, le modèle hétéronormatif, comme les identités et le corps qu’il produit, est à déconstruire. Toutes les formes de détournement, d’ironie, de glitch, de « camp » sont des chances de déstabiliser les fondements de ces formes de pouvoir.
En même temps, ce sont des stratégies qui permettent de voir apparaître les choix politiques à la base de nos cultures et les identités qui en découlent. J’aime bien l’idée de « choix de fiction politique » que Paul B. Preciado utilise pour parler d’identité. Ça éclaire vraiment sur le côté « boîte à outil » et ça rend très responsable du choix de ce que l’on est. Le corps (et j’y intègre, les appendices technologiques, les apports chimiques, les traitements hormonaux, mais aussi le corps collectif) est comme une grande ligne de code que l’on peut décider de ré-écrire. Et ça fait une synergie avec mon approche du travail artistique. Il n’y a plus de limites entre le vrai, le faux, le bio ou l’artificiel. Ce qui compte c’est à la fois de donner à voir l’absurdité des choix qui entourent nos identités et en même temps de partager les affects relatifs au fait de s’en libérer.
Aujourd’hui, je veux quitter l’assignation au masculin – identité qu’on m’a imposée parce que je suis un corps né avec un pénis – pour vivre une mutabilité fluide qui me laisserait le choix et la responsabilité des fictions que je disperse. Ça a autant à voir avec la forme (cheveux longs ou courts, habits de club ou jogging, maquillage, etc.) qu’avec mes choix de comportements. Trouver le corps qui permet le plus de circulation, de mouvement, d’échanges, en même temps qu’il s’émancipe des assignations qu’on lui impose. La scène (concert, performance, DJ set ou n’importe quel moment public) me permet de faire exister une multiplicité de corps qui met au défi la pensée hétéronormative. Je me sens beaucoup plus mutant·e que ça.
SL : Que penses-tu d’une certaine forme de « mode queer » ? Serait-ce la voie d’une récupération tous azimuts ou faut-il se réjouir qu’une esthétique non hétéronormative devienne enfin plus visible ?
GK : Cette popularisation du terme, des looks et d’une certaine littérature queer est évidente. Il faut la craindre. Elle génère tous les jours toutes sortes de catastrophes qui vont de la tokenisation au queer-washing en passant par nombre d’appropriations qui finissent par créer des formes exponentielles de négligences – pour ne pas dire de violences – envers les personnes concernées (dont les parcours quotidiens demandent déjà beaucoup de travail invisible). C’est encore un raisonnement par l’image/l’idée et non par la pratique. Il est évident que les savoirs et les savoir-faire « queer » ont le potentiel d’être fertiles à plus qu’aux membres stricts de nos communautés. On le voit bien dans la façon qu’ont les corps straights de penser leurs sexualités aujourd’hui (en rapport notamment à la prostate, au polyamour, à l’utilisation de sextoys, etc.).
Le seul moyen pour que cela puisse évoluer de la manière la plus émancipatrice pour tou·te·s, ce serait que l’on reconnaisse les contributions des minorités en tant que participation subjective, en tant qu’autorité, en tant que membres actif·ive·s de la communauté (et du tissage politique). Pour moi il ne faut pas exposer le queer. Il faut tirer du queer différents outils, certains profitant aux personnes concernées dans des espaces dédiés et protégés plutôt dans le sens d’une réparation, et d’autres en partage avec les corps dominants dans le sens d’une prise de responsabilités.