La belle revue : Pourriez-vous décrire le contexte dans lequel est apparu Bangkok CityCity et les parcours des personnes impliquées dans le projet ?
Supamas Phahulo : Si nous avons sérieusement envisagé l'ouverture d'une galerie en 2012-2013, nous projetions depuis longtemps de diriger notre propre lieu d'exposition. En 2012-2013 à Bangkok, la situation politique était très instable et l’économie plutôt fragile. Malgré tout, on a pu remarquer de nombreuses initiatives individuelles apparaître à cette période, des personnes s'engageant dans des projets correspondant à leur « passion », et pas seulement dans le milieu de l'art.
Avant cela, nous avions des vies assez ordinaires, je travaillais pour ma part dans une organisation gouvernementale qui planchait sur le concept d’économie créative. J’intégrais des manières de penser venues d’une nouvelle génération d’entrepreneurs. Les week-ends, lassée des centres commerciaux, j'occupais mon temps entre restaurants, cinéma, librairies et galeries d’art. A cette époque, peu de gens fréquentaient encore les galeries. Celles dans lesquelles je me rendais souvent étaient soit des galeries établies, soit de nouvelles galeries, émergentes et plus petites, à la fois ouvertes sur le local et l'international. J'étais davantage attirée par la nouvelle génération d’artistes Thaïlandais ou sinon par des artistes modernes dont le travail m'était encore inconnu. On pouvait à cette époque visiter le Bangkok Art and Culture Centre (BACC) que je fréquentais souvent, H Gallery, Tootyung Gallery et 100 Tonson Gallery, qui avaient l'avantage de se trouver près de l’endroit où je vivais. Je participais souvent à des événements artistiques, je suivais des ventes aux enchères, j'allais à des projections de films et voir des concerts. En voyant tout cela, nous nous demandions souvent : quand aurons-nous la chance de voir exposés les artistes que nous apprécions ?
Akapol Sudasna : Oui, comme le disait Supamas, nous avions hâte de voir exposés les artistes que nous admirions, mais d'une certaine manière. Nous avons attendu quelques années, puis nous avons décidé de prendre les choses en mains et de créer notre propre espace pour montrer les artistes auxquels nous croyions. Nous avons fait à peu près trois ans de recherche, de visites de musées, de galeries et autres lieux d'expositions en Europe, aux États-Unis, en Asie et sur notre propre scène artistique dans le but de cerner notre propre positionnement au milieu de tout ça. Nous avons eu la chance d'être conseillés par des personnes compétentes qui nous ont ouvert des perspectives. Puis nous avons poursuivi dans la direction qui nous semblait la plus juste. Bangkok étant une ville immense et si densément peuplée, d’autres personnes seraient probablement intéressées par nos expositions.
Nous voulions aussi développer une culture des galeries en Thaïlande, un peu à la manière d’autres pays développés. Ici, nous espérions également voir un large public adopter la culture de l’art contemporain. En tant qu’actionnaires uniques de la galerie nous avons pu concevoir son organisation, ses budgets et notre manière de nous consacrer aux visiteurs lors de leur visite. Notre expérience passée d’amateurs d’art nous a appris que les expositions, lorsqu’elles sont bien faites, peuvent être de réelles sources d’inspiration, et nous souhaitons transmettre cette énergie à notre communauté. Nous aimons beaucoup travailler avec des artistes et nous sommes ouverts à de nombreux types d’art. Nous avions besoin d’un lieu adapté pouvant accueillir tout ce que l'art contemporain a de plus pertinent en termes de formes et de création, en permettant au public d'en faire l'expérience. Pour ce faire, Bangkok est apparue comme la ville parfaite, d’abord parce que nous y sommes chez nous et parce que nous sommes heureux de faire quelque chose pour notre communauté.
Enfant, j’ai été élevé à Amsterdam, Toronto et Bangkok, mon père travaillait pour Thai Airways, nous voyagions donc assez souvent. Ma mère m’amenait souvent dans des musées et m’enseignait l’histoire de l’art, et plus specifiquement les périodes allant de l‘antiquité à l'époque moderne. La première fois que j’ai vu de l’art contemporain, c'était dans une cafétéria pendant que je suivais des cours d'été dans le Massachusetts et j'appris par la suite qu’il s’agissait d’une oeuvre de John Baldessari. J'ai étudié le cinéma dans une université de Los Angeles. C'est là que j’ai commencé à fréquenter des lieux d’art contemporain, j’appréciais vraiment la programmation de certaines galeries et de certains musées dont je visitais à chaque fois les nouvelles expositions. Après mon retour à Bangkok, j'ai travaillé brièvement dans la production et la publicité, avant de me tourner vers des collaborations plus étroites avec des petites structures indépendantes dans lesquelles travaillaient des artistes, des musiciens et des athlètes alternatifs.
LBR: Comment décririez-vous votre spécificité par rapport aux autres lieux d'art contemporain à Bangkok?
SP : Nous nous voyons comme un lieu hybride, peut-être parce que nous ne venons pas exclusivement du domaine de l'art. Plus jeune, j'ai travaillé pour une chaine musicale de télévision, Chanel [V] Thailand. J'y ai fréquenté pendant longtemps des musiciens et des producteurs. Peu après, j’ai commencé à fréquenter des designers en travaillant à TCDC. S‘agissant d’art, je travaillais le plus souvent avec des structures à but non lucratif, je n’ai jamais travaillé dans une galerie commerciale. C’est donc ainsi que Bangkok CityCity est apparu. Notre espace est ouvert à tout type et à tout format d’exposition. Cette envie d‘eclectisme fut prise en compte à partir du moment où nous avons commencé à dessiner l’architecture du bâtiment. Je me suis souvenue des points positifs venant des expositions non commerciales et nous avons également essayé de retenir ce qui fait la spécificité des galeries commerciales. Le fait d'avoir travaillé auparavant pour le gouvernement m’a aidé à accorder plus d’attention aux façons de communiquer à une vaste échelle. En associant cela à l'idée que l’art contemporain devrait, lui aussi, être communiqué à un public élargi. Je parle de communication, parce qu’en qui concerne la vente d'oeuvres, elle reste evidemment limitée au petit nombre de personnes pouvant y avoir accès.
AS : Puisque nous avions la possibilité de construire la galerie ex nihilo, nous pouvions créer un espace aussi polyvalent que possible. Concevoir un espace à l‘esthétique minimaliste permet de mettre plus en valeur les oeuvres présentées. Nous avons, tout compte fait, essayé de faire un white cube polyvalent qui soit ouvert à la communauté, en phase avec elle.
Le principe de communauté est très important pour nous et nous avons par exemple choisi de collaborer avec des graphistes et architectes qui partagaient une vision similaire à la nôtre, allant du design du logo à l’identité de la galerie, en passant par l'architecture de l‘espace et l’aménagement environnemental. Le nom même de la galerie est extrait d’une chanson de rap, dont nous partagions les mêmes idéaux en termes de représentation de notre ville d’origine et de ses habitants, cela nous allait donc très bien. Nous l'envisageons comme une chanson d’amour dédiée à la ville. A la galerie, nous voulions encourager des publics très différents à s’interesser à l’art contemporain et à de nouvelles façons de penser, pour y partager des expériences et des savoirs à l'occasion d'événements divers. Nous espérions parvenir à une sorte de brassage au sein de la communauté. Nous insistons également beaucoup sur la communication et l’éducation, les habitants de Bangkok ayant de plus en plus recours à l’art contemporain. Nous voulons être sûrs de pouvoir échanger aussi bien avec ces nouveaux publics qu’avec des visiteurs internationaux. Nous revendiquons aussi une certaine qualité, et nous adoptons un certain standard quant à la manière dont nos propositions devraient être reçues par le public.
SP : Akapol a rappelé notre engagement pour la communauté et notre souci de qualité, à quoi j’aimerais ajouter le terme de diversité. Je suis en effet sensible à la diversité ainsi qu'à la variété des pensées et des expressions. Nous cherchons par là un moyen de respecter et de comprendre les points de vue d’autrui.
LBR: Compte tenu de la scène artistique de Bangkok, pourquoi avez-vous tenu à vous impliquer dans cet espace? Pensiez-vous qu’un tel lieu manquait à cette scène ?
SP : Cela correspond plus à nos envies respectives à un moment donné. Je pense qu’il serait plus juste de décrire l'état de cette scène artistique lorsque nous avons décidé d’ouvrir un lieu. Mais il est certain que nous avons décelé une place encore vacante dans cette scène, qu'il nous était possible d'occuper tout en y prenant beaucoup de plaisir. Nous pensons qu'il y a dorénavant plus de gens ici qui voient les choses de la même façon.
AS : Nous souhaitions diriger notre propre structure et travailler avec des personnes en lesquelles nous croyions. Nous voulions également partager cela avec d’autres personnes à Bangkok.
LBR : En effet, dans quel état, selon vous, se trouvait cette scène artistique lorsque vous avez décidé d’ouvrir votre espace ? Y percevez-vous des changements depuis ?
SP : J’ai le sentiment que notre scène est désormais plus vivante qu’auparavant, ceci étant dû à la vitesse bien plus rapide à laquelle circule l’information. Ceci ne veut cependant pas dire que cette scène était dénuée d’intérêt. Lorsque j’ai terminé l’université, on constatait à cette période l’apparition de nombreux lieux d’art, de même que beaucoup d’artistes émergents. Mais avec le temps, beaucoup d’entre eux ont fermé, ne laissant que quelques galeries intéressantes en activité. Ces lieux disparaissant, il ne restait que peu d’espace pour exposer, il y avait donc moins d’expositions. En outre, les lieux d’art publics thaïlandais appliquent un certain procédé de sélection d’artistes, donnant la priorité aux artistes les plus âgés et établis. A ce moment, on assistait à l’émergence d’artistes comme Korakrit Arunanondchai, bien connu sur la scène internationale de l’art contemporain. Ceci est devenu un sujet de débat dans notre communauté artistique qui nous a permis de prendre conscience des directions que pouvait prendre l’art contemporain en Thaïlande dans un avenir proche.
AS : Nous avons décelé une lacune, à savoir qu’il y avait trop peu de lieux à Bangkok consacrés aux expositions d’artistes évoluant entre l’émergence et la moitié de carrière. Nous croyons que l’art contemporain a changé, qu’il englobe un grand nombre de médiums différents, voilà pourquoi nous avons décidé de construire une structure à partir de rien, afin de répondre à de nouveaux besoins, plutôt que de rénover un bâtiment préexistant. Le changement le plus notable que nous ayons remarqué concerne l’affluence très importante pour une galerie. Nous avons jusqu’à présent organisé huit expositions personnelles, dont certaines ont permis d’atteindre un nombre de visiteurs s’élevant à 12000 personnes. Elles durent de six à huit semaines et nous sommes ouverts cinq jours par semaine. Notre audience est d’origine diverse et d’une large portée démographique. La diversité des programmations nous permet de nous ouvrir à divers types de visiteurs, ce que nous avons toujours souhaité. Nous savons que si l’expérience d’un visiteur a été bonne, ce dernier en fera part à d’autres personnes.
LBR : En parcourant votre programme d’exposition, vous semblez plutôt vous concentrer sur les expositions d’artistes thaïlandais. Vous semblez cependant ouvert sur l’international, souhaiteriez-vous par conséquent inclure des artistes étrangers dans votre programmation? Cela vous semblerait-t-il un moyen de promouvoir l’art contemporain thaïlandais à l’étranger puisque, à l’exception de quatre ou cinq artistes connus à l’échelle internationale, nous connaissons peu d’artistes thaïlandais en France par exemple ?
SP : La plupart des thaïlandais ne connaissent pas l’art contemporain venant d’autres pays, ni même celui de Thaïlande. La culture de la visite d’expositions et le fait de passer du temps dans des musées ou des galeries restent encore de nouvelles activités qui progressent doucement ici. Notre manière de programmer ne se limite pas au critère de nationalité. Les choses sont pensées de manière à ce que nous puissions apprendre et grandir ensemble dans cette découverte de l’art en tant que tel, et dans sa comprehension, en termes de contenu et de valeur, de la part du visiteur. Les visiteurs dont je parle ne sont pas seulement thaïlandais, nous accueillons également beaucoup d’étrangers. Ceci étant dit, la Thaïlande rencontre encore des problèmes de communication vers l‘international.
LBR : Essayez-vous d’obtenir des aides financières venant de l’État ou du secteur culturel de la ville ? Comment ceci fonctionne-t-il en Thaïlande ? Subsistez-vous à partir de fonds privés ?
AS : La galerie fonctionne actuellement comme une galerie commerciale. Elle est financée par des fonds privés venant des deux propriétaires, nous-mêmes. Ce modèle financier a bien marché jusqu’à présent. Nous projetons d’obtenir des aides de la part de l’État et de la ville sur certains projets que nous considérons comme appropriés cette année. Une fois par an, nous organisons une exposition à but non lucratif d’un mois. Nous projetons d’organiser cette année des événements et des petites expositions financés par des fonds supplémentaires venant de la ville. Notre équipe est de petite taille et nous travaillons actuellement à ces questions. Je pense que l’État et la ville souhaitent obtenir des garanties de notre part, concernant le travail que nous menons et accomplissons, afin de pouvoir s’engager, ce qui est en bonne voie.