Accueil
Critiques et entretiens
Portraits
Focus
Thème et variations
Cher·x·e
Global Terroir
À propos
La belle revue papier
Newsletter
fren
2022 – Oran et Alger
2021 – Lagos
2020 – Tirana
2019 – Beyrouth
2018 – Le Cap
2017 – Bangkok
2016 – Porto
2015 – Malmö

Les enjeux et problématiques de la scène artistique libanaise de l’après-guerre : quelle place pour les œuvres des artistes libanais·se·s dans l’histoire contemporaine ?

par Sirine Fattouh

Facebook / Twitter


Le 26 août 1991, une loi d’amnistie générale au nom de la réconciliation nationale pour les crimes commis en temps de guerre fut votée par l’Assemblée nationale. Cette loi prend en compte les crimes de guerre commis avant la date du 28 mars 1991, et cela, afin de permettre aux Libanais·e·s de vivre à nouveau ensemble. Cette amnistie, loin de conduire à une réconciliation nationale, sera vécue par les Libanais·e·s comme une forme institutionnelle de l’oubli, qui laissera les douleurs et les blessures en suspens. 

Il ne s’agit pas d’affirmer que l’amnistie de 1991 a engendré une réelle amnésie chez les Libanais·e·s, mais elle a eu pour conséquence d’accroître les blessures des victimes et a suspendu leur droit à la justice en leur interdisant l’accès aux vérités. 

L’amnistie a engendré plusieurs conséquences, dont un vide historique qui a permis aux artistes de s’approprier leur passé en le questionnant à travers leurs œuvres, mais également de le réinventer par l’entremise de la fiction et de la fiction documentaire. Je vais aborder cette question en prenant pour exemple deux œuvres : le film Ashbah Beirut (Beyrouth fantôme) du cinéaste Ghassan Salhab qu’il réalise en 1998 et l’installation vidéo Objects of War de l’artiste Lamia Joreige. 

Ashbah Beirut (Beyrouth fantôme) est un film de fiction dans lequel sont insérées des séquences d’entretiens où les acteurs témoignent face à la caméra de leur expérience personnelle des guerres et de la période de l’après-guerre.

Les intrusions des témoignages dans la fiction adviennent de manière inattendue, interrompant à chaque fois la chronologie du récit et créant une rupture radicale dans la narration.

Au moment où le film est tourné, sept années nous séparent des guerres libanaises, les blessures sont encore ouvertes, la ville se reconstruit peu à peu, alors que ses habitants sont encore assiégés par leurs blessures. 

Le passage de la fiction au documentaire se fait à chaque fois soudainement, nous sommes plongé·e·s dans l’histoire du film et surgit un témoignage d’un des personnages qui se confie à nous. De simples spectateur·trice·s, nous devenons des confident·e·s. 

Entre la réalité, celle de la guerre civile libanaise et la fiction du film, les témoignages soulignent le propos du cinéaste : la guerre et les traumatismes altèrent notre perception d’une réalité trop brutale.

À ces deux temporalités passé/présent se superposent deux rôles que les acteur·trice·s/témoins incarnent. La fiction représente le temps passé, elle est jouée par les acteur·trice·s et la partie documentaire relève du présent. Les témoignages créent une rupture et imposent un temps nouveau, celui de la mémoire que les acteur·trice·s livrent face à l’objectif.

Dès le premier plan, une voix, celle de l’actrice Darina al Joundi (Hanna la sœur de Khalil dans la fiction), témoigne de ses blessures. Ses paroles soulignent la manière dont un certain nombre de Libanais·e·s vivaient la destruction et la reconstruction du centre-ville de Beyrouth à cette époque. Une ville mourante, que l’on tente coûte que coûte de reconstruire dans la hâte pour gommer le plus rapidement possible le souvenir des guerres. Le centre-ville de Beyrouth est une métaphore de l’état psychique des Libanais·e·s : détruit, mais pas entièrement, il n’en reste plus que des ruines béantes dont les fondations sont extrêmement fragiles. 

Pour parler de son expérience personnelle, Al Joundi emploie la première personne du pluriel. Par ce nous, elle atteste appartenir à un groupe social afin de légitimer son expérience traumatique des guerres, car appartenir à un groupe, c’est affirmer une appartenance identitaire forte. L’anthropologue Aïda Kanafani-Zahar explique que : « L’inscription du « je » dans le « nous » exprime le besoin de faire partie de la mémoire du groupe qui a vécu la tragédie dans son ensemble. […] le témoignage, tout individuel qu’il est, transcrit, quelque part, la mémoire de tous.1 »

Et c’est à cela que se rattache l’actrice dans la suite de son témoignage, quand elle affirme que tout semble avoir été mieux durant la guerre qui, selon elle, semble paradoxalement avoir uni alors que l’après-guerre a séparé et déstructuré les rapports sociaux. Mais le nous souligne également à quel point le je, donc son moi, est fracturé. Et cela se ressent dans la suite de son témoignage durant lequel elle oscille constamment entre le je, le on et le nous.

Tout en se référant à Hannah Arendt, la psychanalyste Régine Waintrater affirme, dans la conclusion de son ouvrage Sortir du génocide. Témoignages et survivance, l’importance que peut avoir la communauté affective pour le sujet qui témoigne. Je la cite : «  la communauté affective joue un rôle primordial non seulement dans la souvenance, mais aussi dans le sentiment d’exister : l’identité a besoin, comme le dit Hannah Arendt, de la confirmation d’égaux « dignes de confiance et de foi », dont la représentation dans le moi va permettre à ce dernier de survivre aux vicissitudes parfois extrêmes qu’il rencontre2» 

La communauté affective a, en effet, joué un rôle primordial au Liban durant les quinze années de guerre. Et cette communauté affective ne se limitait pas à la famille proche, mais également aux voisin·e·s et ami·e·s. Ce qui transparaît dans le récit d’Al Joundi et des autres acteur·trice·s qui témoigneront également de leur expérience des guerres, c’est un besoin de reconnaissance des un·e·s envers les autres. Dans les paroles d’Al Joundi, on décèle une cristallisation et une idéalisation de la période des guerres où la mémoire semble avoir été altérée par le traumatisme. 

Je vais à présent m’intéresser à l’installation vidéo Objects of War de l’artiste Lamia Joreige qui consiste en une série d’entretiens filmés qu’elle démarre en 1999. 

L’installation est constituée de plusieurs vidéos ainsi que d’objets légués par les personnes filmées. Chaque objet rapporté est en lien avec l’une des guerres du Liban. L’artiste a demandé à chaque personne de raconter son expérience en déployant son témoignage sur un objet qui lui rappelle un événement précis de cette période. 

Mazen Kerbaj (lui-même artiste) avait choisi le dessin d’un avion de son fils, âgé à l’époque de cinq ans, qu’il avait complété en ajoutant en dessous de l’avion une ville qui brûle. Dans son témoignage, Kerbaj, né en 1975, tente de comprendre comment il pourrait expliquer à son fils ce qu’est une guerre. Il essaie continuellement de confronter sa propre expérience de la guerre durant son enfance à celle de son fils. Son rapport au présent est constamment troublé par son expérience du passé et, comme pour l’actrice Darina Al Joundi, il semble être figé dans son passé pour lequel il éprouve un sentiment de nostalgie. 

En léguant les objets-témoins qui leur ont appartenus à Lamia Joreige, les témoins confient une partie de leur histoire personnelle et intime à l’artiste. Il·elle·s savent que l’objet ne sera pas détruit, mais qu’il sera exposé avec leurs récits vidéo. L’acte de se débarrasser d’un objet auquel ils sont attachés et qui, en plus, entretient un rapport à une histoire traumatique, peut s’avérer douloureux. Cela consiste à faire le deuil d’une partie de son passé, grâce à l’objet qui sert de relais. Léguer un objet d’un passé traumatique peut s’avérer un geste salvateur pour certain·e·s. L’objet-témoin légué fait partie intégrante des personnes filmées, c’est une sorte de vestige des guerres qui tantôt leur permet de s’en souvenir et tantôt de l’oublier, car comme l’affirme l’historien et ethnologue Laurier Turgeon : « L’objet dans sa relation à l’oubli recèle une profonde ambiguïté, investi tantôt d’un désir d’attachement ou de rejet. On le recherche, le chérit ou le fuit. Il semble être à la fois adjuvant, support nécessaire à l’oubli, ou au contraire néfaste au processus du deuil. Ainsi l’oubli sillonne entre un désir d’effacement et d’évacuation de toute trace matérielle et sa quête. Il est oscillation entre la fuite et la quête du passé3»

Le témoin se débarrasse symboliquement d’une partie de son histoire, il l’abandonne avec l’objet à l’artiste et aux futur·e·s spectateur·trice·s. Tout en léguant son objet et son histoire personnelle, le·la témoin charge l’artiste d’une responsabilité, celle de conserver son objet ainsi que de faire circuler sa parole. En ce sens, l’artiste les décharge d’une partie de leur histoire intime en relation avec l’événement traumatique. 

Les œuvres analysées ont pour origine le vide mémoriel laissé par l’amnistie institutionnelle. Les artistes libanais·e·s de la première génération de l’après-guerre se sont vraisemblablement attelé·e·s à construire une histoire collective de manière spontanée et non concertée. Ces traces fragiles, dont le destin est un jour voué à périr, pourraient être qualifiées de rebuts de l’histoire, à la manière dont l’entendait le philosophe Walter Benjamin. C’est en nous immergeant dans les rebuts de l’histoire officielle, en fouillant dans des coins sombres et incertains, que nous parviendrons à extraire de dessous les décombres des fragments d’histoires, des récits et des souvenirs emmêlés. Il nous faudra alors patiemment les défaire pour tenter de comprendre ce que trament ces différentes mémoires et temporalités. Puis les assembler dans un ordre qui n’est pas le leur, mais qui en fera ressortir un nouveau questionnement. Il s’agira de faire de l’art un objet d’histoire, comme l’a fait tout au long de sa vie le théoricien Siegfried Kracauer avec le cinéma.







«– Précédent
Notes de Beyrouth : sur la croissance et l'abandon