À la suite du « Global terroir » de La belle revue #8, dédié au Cap en Afrique du Sud, nous poursuivons notre enquête sur le continent africain avec la ville majeure du Nigéria : Lagos. Grâce aux échanges avec deux personnalités du milieu culturel français au Nigéria, Christelle Folly, attachée culturelle à l’Ambassade de France de Abuja, et Maurice Chapot, coordinateur des activités culturelles au sein de l’Alliance Française de Lagos, nous avons bénéficié d’un accompagnement local dans la conception de cette rubrique, qui sera imprimée et diffusée en version anglaise à Lagos en octobre 2021. Nous avons fait appel à trois connaisseur·euse·s de la scène lagotienne, profondément engagé·e·s et contribuant activement à sa résonance internationale : Iheanyi Onwuegbucha, critique d’art, commissaire d’exposition et ancien directeur du Centre d’art contemporain de Lagos, Roli O’tsemaye, critique d’art, curatrice et rédactrice de TSA Art Magazine, et Ayodeji Rotinwa, essayiste, critique d’art et rédacteur en chef adjoint de la plateforme d’information African Arguments. Leurs témoignages révèlent la ferveur urbaine, la présence de nombreuses communautés d’artistes, la multiplication récente de lieux et de projets d’art qui font de Lagos un terrain propice à la création sous toutes ses formes.
Le texte d’Iheanyi Onwuegbucha présente l’hétérogénéité des lieux d’art et le dynamisme des acteur·rice·s à la base de ces initiatives. Avec plus de vingt millions d’habitant·e·s, Lagos manifeste de grandes disparités sociales, dont l’une des causes se trouve dans l’exportation du pétrole sur laquelle se fonde l’économie du Nigéria. Un secteur privé avec d’importantes ressources financières prêt à investir dans l’art et la culture a ainsi pallié la quasi-absence de financements publics. Si le système, que l’auteur qualifie de « mainstream », se concentre dans les activités de plusieurs galeries et dans des institutions plus établies, telles que l’African Artists Foundation, le Centre d’Art Contemporain, le Lagos Photo Festival ou plus récemment la Biennale de Lagos, le milieu alternatif a vécu un essor depuis cinq ans grâce à des initiatives menées par des artistes : le Museum of Contemporary Art Lagos, le Junkyard Museum of Awkward Things ou encore la Treehouse, fondés respectivement par Uchay Joel Chima, Thejunkmanfromafrika Dilomprizulike et Wura-Natasha Ogunji, sont parmi les lieux qui animent l’expérimentation « underground », symboles du succès commercial de ces artistes qui leur a permis de les financer.
Roli O’tsemaye décrit Lagos par le biais d’une série d’œuvres qui mènent une réflexion sur l’effervescence de la ville, sur des problématiques sociales et économiques, et plus généralement sur le récent passé du Nigéria. Les teintes vives et clinquantes de Lagos sont effacées par Logo Oluwamuyiwa, qui, avec sa série de photographies en noir et blanc Monochrome Lagos (2013 – en cours), montre sous de nouvelles perspectives cette mégapole, en mettant l’accent sur des individus et des lieux qui seraient autrement passés inaperçus. La série Lagos Soundscape (2008 – en cours), de l’artiste Emeka Ogboh, se concentre sur les nuances sonores de cette ville en ébullition permanente où le son devient l’expression du système hyper-capitaliste qui la régit. L’artiste britannique Polly Alakija, installée au Nigéria depuis 1989, produit une fresque pour les piliers du Falomo Bridge, choisissant de rendre hommage aux 276 jeunes filles kidnappées en 2014 afin que la population n’oublie pas cet épisode tragique. Enfin, l’exposition « Power Show I » (Omenka Gallery, 2018), d’Ay Akínwándé, souligne l’une des grandes contradictions de Lagos et du Nigéria, un pays riche de ressources naturelles, mais qui voit une carence systémique d’essence et d’énergie électrique.
L’article d’Ayodeji Rotinwa se concentre sur la résurgence de la portraiture noire peignant des sujets de la vie ordinaire. Ce genre pictural, déjà présent dans l’histoire de l’art nigérian a gagné en importance chez les jeunes peintres tel·le·s que Chiderah Bosah, Tosin Kalejaye, Collins Obijiaku, Marcellina Akpojotor ou David Otaru, et a aussi récemment suscité l’intérêt des institutions locales et internationales et du marché de l’art, donnant lieu à plusieurs expositions thématiques, à l’image de « Liminality in Infinite Space », à l’African Artist Foundation de Lagos en 2020. Les artistes de cette génération, souvent autodidactes, qui utilisent internet et les réseaux sociaux comme un cadre de formation et de confrontation vis-à-vis du monde, réalisent des peintures aussi bien de leurs ami·e·s que de leurs familles, ou de personnes croisées dans la rue, percevant la représentation de la vie ordinaire comme un outil d’expression politique et un moyen d’identification.