Par une chaude soirée de la fin du mois de novembre 2020, Lagos revendiquait sa place dans une révolution en marche. Dans le même temps, le reste du monde (artistique) continuait de chanceler sur ses bases, comme il n’avait cessé de le faire depuis bientôt un an. Les foires d’art contemporain, les expositions, les galeries, les biennales, les musées, tous ont suspendu leurs activités à la suite de la pandémie de COVID-19. Des milliards de personnes sont restées confinées chez elles, retenues prisonnières par un invisible ennemi. Les pronostics des économistes laissaient d’ailleurs peu d’espoir. Nous avions tou·te·s commencé à vivre par procuration sur internet. Un homme noir, pour la énième fois, a été lynché par la police américaine. La scène a été immortalisée par un passant, qui a capturé ses derniers instants avec son téléphone. Les manifestations contre les injustices raciales ont enflammé la planète, des milliers de gens sont descendus dans les rues, avec leurs masques et une légitime indignation, exigeant que cesse l’oppression des corps noirs. De nombreuses institutions culturelles ont été passées au crible et interrogées sur les raisons qui les avaient poussées à ignorer si longtemps les œuvres des artistes noir·e·s. Des salles des ventes ont organisé sur le tas des enchères « d’art noir », surfant à n’en pas douter sur une conjoncture opportune. Des artistes qui peignaient des corps noirs, en particulier ceux·celles adoptant un style figuratif, ont acquis une visibilité considérable. Des collectionneur·euse·s blanc·he·s ont constaté soudainement qu’il·elle·s ne comptaient aucune œuvre d’artistes noir·e·s dans leurs collections. Plus près de chez nous, on a assisté également – bien que dans un contexte sensiblement différent – à des manifestations contre la brutalité policière, qui ont cessé lorsque l’état-major de l’armée nigériane a donné l’ordre à ses hommes de tirer dans la foule, parfois pour tuer.
Le 28 novembre 2020, au paroxysme de cette crise, l’African Artist Foundation (AAF) inaugurait l’exposition « Liminality in Infinite Space ». Exposant les œuvres de jeunes artistes nigérian·e·s, âgé·e·s de moins de trente ans pour la plupart, elle a présenté et célébré la résurgence de la portraiture noire, ajoutant sa pierre à l’édifice de cette mise à jour tardive de l’histoire de l’art mondiale. À l’huile, à l’acrylique, au charbon, au fusain, en utilisant des textiles, ces dernier·ère·s peignent Lagos et le quotidien de la vie nigériane : des gens isolés, en train de s’amuser, perdus dans leurs pensées, vulnérables.
Le moment était idéal, et l’exposition constituait un écho parfait au contexte socio-politique. Mais la place occupée par Lagos dans ce mouvement global, sa contribution à cette révolution, est bien plus complexe et représente davantageque ce qu’il s’est passé aux États-Unis à 13000 kilomètres d’ici. Cette exposition n’était rien d’autre que l’apogée d’une révolution artistique qui avait grandi dans l’ombre pendant des années, avant de trouver le parfait moment pour éclore.
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« Je ne pense pas que nous fassions suffisamment pour mettre en lumière ce que signifie être noir·e aujourd’hui. Et c’est précisément ce qu’il·elle·s sont en train de faire. Il·elle·s font quelque chose d’assez radical et d’important », explique Azu Nwagbogu, commissaire de l’exposition, au cours d’une interview Zoom.
Il est évident, dans l’histoire de l’art nigérian et dans sa ville principale, Lagos, que le quotidien, l’ordinaire, sont des sujets qui ont été abondamment traités pendant des années, et qu’il ne s’agit en aucun cas d’une tendance nouvelle, bien que l’attention soudaine portée aujourd’hui à cette mouvance et aux artistes qui l’incarnent puisse le laisser penser.
Cependant, comme l’explique Nwagbogu, cela n’a pas toujours été le cas. Les œuvres réalistes représentant des scènes de la vie quotidienne noire n’ont pas toujours reçu un accueil aussi chaleureux, considérées jusqu’à récemment comme des sujets trop simples, trop ordinaires, artistiquement inférieurs, peu dignes de la considération sourcilleuse des commissaires, des galeristes et des critiques. Celles qui attirent habituellement l’attention s’ancrent plutôt ostensiblement dans une posture socio-politique, mettant en évidence des problèmes et des tensions : l’argent et la cupidité qu’il inspire, les conflits, le féminisme, les violences sexistes, le théâtre des élections, les dérives de la démocratie, la pauvreté, les inégalités de richesse. Des œuvres qui proposaient une échappatoire à ces sujets – « l’afrofuturisme » – ont également été en vogue pendant un moment, dépeignant la « Black Excellence » et cherchant à remédier au négatif en l’évacuant complètement.
Les œuvres qui se tenaient dans l’entre-deux, représentant la vie ordinaire, sans chercher à l’enjoliver ni à la rendre plus dramatique encore, sont restées ignorées jusqu’à ce jour. Elles n’ont fait l’objet d’aucune exposition dans d’importantes galeries d’art, n’ont pas été particulièrement saluées par la critique, ni n’ont suscité un intérêt commercial marqué. Elles ont pu faire parfois l’objet d’une vogue éphémère, comme en 2016, lorsque le peintre Olumide Oresegun a fait une entrée fracassante sur le marché de l’art avec la vente de sa peinture réaliste Quiet Moments of Childhood1, représentant des enfants jouant à s’éclabousser dans une flaque. Son tableau a déclenché un véritable emballement, alimenté par la vente aux enchères en ligne de ses œuvres organisée en hâte par l’incontournable salle des ventes lagotienne Arthouse Contemporary. Depuis 2016 cependant, ce type d’œuvre n’a plus fait l’objet d’une telle attention. Elles continuent pourtant à être produites à grande échelle.
Si vous ratissez l’internet à la recherche d’artistes nigérian·e·s ou marchez dans n’importe quelle artère un peu animée de Lagos, vous trouverez des tableaux et/ou des dessins (hyper)réalistes à vendre dans tous les coins de rues bondés : autoportraits, portraits de famille, de parents, d’ami·e·s, scènes de la vie quotidienne, à la maison, devant la télévision, en plein jeu, les yeux perdus dans le lointain… on les trouve partout. Elles sont si incontournables et si populaires, que lorsqu’Emmanuel Macron a effectué sa visite officielle au Nigéria à l’été 2018, Kareem Waris Olalekan, un jeune artiste de onze ans, a été choisi pour réaliser un portrait hyperréaliste du président2, qu’il a terminé en deux heures.
« Ces artistes autodidactes font de la résistance, il·elle·s font quelque chose d’assez radical. Il·elle·s sont en train de se faire leur place dans l’histoire. En matière de peinture, il·elle·s ont été clairement exclu·e·s et n’ont pas été canonisé·e·s. La plupart des commissaires n’ont pas eu le courage de prendre au sérieux leur travail parce que ce dernier apparaissait trop « commercial », trop « facile », ou ne semblait pas être le fruit d’une réflexion critique. Mais je pense que c’est au contraire la forme la plus radicale de rébellion que l’on puisse trouver», poursuit Nwagbogu.
Ce qu’il semble être en train de se passer, c’est que ces artistes évoluent, innovent, expérimentent en recourant à différents médiums : il·elle·s associent la longue tradition artistique du Nigéria aux tendances qui nourrissent la peinture contemporaine et sont en train d’arriver à maturité au moment même où le monde se découvre une appétence pour leur travail.
« Beaucoup de jeunes artistes nigérian·e·s apprennent énormément sur internet, se forment en ligne et s’adaptent. Il y a aussi une sorte de fierté de leur blackness. Le sujet n’est pas traité de la même manière avec les minorités afro-américaines », explique Wunika Mukan dans une interview téléphonique. Mukan est une commissaire et galeriste qui a présenté en septembre 2020, à la galerie lagotienne Pacers, une exposition sur le thème de la portraiture noire intitulée « Locality and the Status Quo ». Elle s’emploie à faire évoluer les préjugés autour de l’art réaliste et à avancer à contre-courant au sein d’une industrie qui n’a pas toujours donné leur chance à ce type de toiles.
« Il·elle·s peignent la vie ordinaire, qui n’est pas toujours le reflet de la Black Excellence. Il·elle·s comprennent les nuances, ce qui se joue en creux. Ces artistes sont malin·igne·s et talentueux·euses. Il·elle·s se dépassent. »
Loin en effet, jusqu’à obtenir une reconnaissance internationale. Certain·e·s d’entre eux·elles s’épaulent d’ailleurs au sein du collectif The Kolony, partageant des opportunités professionnelles, de bonnes pratiques et toutes les informations permettant d’éviter les embûches et les pièges de l’industrie de l’art.
« Rien ni personne ne m’a dit quoi peindre, ça s’est fait très naturellement. Des éléments de mon quotidien, de mon vécu que je peux mettre sur toile, ça me suffit à continuer de faire des portraits », raconte Chiderah Bosah, un peintre autodidacte de vingt ans, passé du dessin réaliste à la peinture à l’huile. Bosah peint des portraits étonnamment simples, sur fonds monochromes. Une figure est généralement dans le cadre, avec une expression soit mutique ou soit animée, le corps peint en noir et or. Ses portraits sont des miroirs, remplis de chaque homme et de chaque femme, les reflets de la société qui les a inspirés.
Tosin Kalejaye, pour sa part, préfère peindre des enfants, capturant en même temps l’innocence et le drame à travers l’utilisation de lignes évoquant des marques de scarification. Pour lui, l’ordinaire est politique (ou du moins a le potentiel de l’être), lorsqu’il permet d’immortaliser des enfants qui vivent dans des conditions socio-économiques difficiles.
« J’ai constaté qu’il était pour moi indispensable d’insuffler dans ma pratique le fruit de mes études d’histoire. Mon art est pour moi un travail de documentation historique, un récit très personnel de ce qui se passe dans la société que je connais, des luttes et des expériences de mes concitoyen·ne·s », explique-t-il.
Bien entendu, la liste est longue de ces artistes qui excellent dans le figuratif, l’ordinaire, dans cette résistance radicale à ce qui est mainstream, et l’on ne saurait ici prétendre à l’exhaustivité, mais si vous vous intéressez au travail de Collins Obijiaku, Marcellina Akpojotor, Barry Yusufu, Tonia Nneji, Ekene Emeka-Maduka, Eniafe Oluwaseyi, Emma Odumade, David Otaru ou encore Jacqueline Suowari, vous pourrez vous faire une bonne idée de ce à quoi ressemble cette montée en puissance.
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On a l’impression d’un effet de mode et de plus en plus d’artistes pratiquent la peinture réaliste en raison de son succès commercial actuel. L’artiste ghanéen Amoako Boafo, dont les portraits attirent l’attention et réalisent des chiffres de ventes aux enchères largement supérieurs aux estimations3, a ainsi fait de la portraiture noire et du figuratif un produit à la mode. Dans le même temps, le mouvement de contestation #BlackLivesMatter, qui a gagné l’Amérique et l’Europe, a conduit les institutions à porter une attention particulière aux artistes noir·e·s, les incitant à inclure davantage d’artistes africain·e·s – en particulier nigérian·e·s – dans leurs expositions, alors que certain·e·s d’entre eux·elles n’avaient jamais exposé dans leur propre pays. Il reste le débat selon lequel cette révolution a créé un effet domino de ce que la scène lagotienne produit sur la demande du marché : la portraiture noire
Kalejaye désapprouve énergiquement.
« Mon travail ne se limite pas ni n’est centré sur le mouvement Black Lives Matter. Je suis noir, je vis au Nigéria, un pays majoritairement noir, quels autres sujets que des corps noirs serais-je censé prendre pour modèles ? », s’interroge-t-il.
Il serait également possible d’attribuer ce changement à l’époque que nous traversons. Ceux·celles qui en sont le fer de lance sont de jeunes autodidactes de la génération Z, qui ont grandi à l’époque de la politisation des questions d’identité, d’appartenance, de représentation, de l’affirmation des racines, et ont été constamment amené·e·s dans leur quotidien à se questionner sur ces sujets et à les confronter au reste du monde, via internet. Cette génération d’artistes n’a pas eu besoin d’être convaincue par le slogan Black is King. Il·elle·s ont été marqués par la politique outrancière de l’époque : accablé·e·s par le conflit, les tensions politiques, les dégradations environnementales et autres mauvaises nouvelles du genre que l’on peut entendre à propos du Nigéria ou de l’Afrique en général. Leurs préoccupations ne sont pas (toujours) de l’ordre du survivalisme. Il·elle·s ont envie de se représenter dans leurs œuvres et n’ont pas besoin qu’on leur en donne la permission.
Donc il·elle·s peignent des ami·e·s, des inconnu·e·s, des amant·e·s.
En fin de compte, le sens et la puissance des œuvres de ces artistes sont aussi locales que globales, bien que ce dernier aspect puisse être considéré comme accessoire. La scène artistique nigériane, comme la société dont elle est le reflet, est survivaliste par nature et traversée en permanence par des tensions existentielles.
« Pendant très longtemps, les artistes africain·e·s, les commissaires, ont souffert de ce poids ou de cette insécurité, qui nous laissait penser que notre art avait besoin d’être amélioré, qu’il devait être un art didactique, qu’il devait proposer un contexte sociopolitique fort, que c’était ce qui comptait, et c’est ce que je n’ai cessé de faire tout au long de ma carrière », se livre Nwagbogu.
Mais il insiste cependant sur le fait que ce mouvement démontre qu’il peut y avoir, et qu’il devrait y avoir, dans l’art africain, de la place pour les représentations de la vie quotidienne, que les gens puissent se voir eux-mêmes dans les œuvres, libérés pour un instant de leur fardeau quotidien. Que ces artistes doivent créer une représentation palpable de la blackness à laquelle chacun·e doit pouvoir s’identifier.
Et si ce moment ou cette tendance devait prendre fin ? Mukan est convaincu que cela n’arrivera pas.
« Ces artistes constituent la vague elle-même. Je ne crois pas qu’elle s’arrête jamais. Le noir est là pour durer. »
Bio :
Ayodeji Rotinwa est essayiste, critique d’art et rédacteur en chef adjoint d’African Arguments, une plateforme panafricaine majeure mêlant information, enquêtes et réflexion. Basé entre Accra, Abuja et Lagos, il écrit sur les pratiques culturelles et artistiques et sur les croisements entre art visuel, culture, justice sociale et développement durable à travers l’Afrique de l’Ouest. Son travail a été publié dans de nombreux organes de presse tels que le New York Times, le Financial Times, Art Forum, The Art Newspaper ou encore VOGUE.
Notes
- « Arthouse Contemporary Holds Online Auction for Olumide Oresegun », The Luxury Reporter, mai 2016 [DOI en anglais : luxuryreporter.ng/2016/05/arthouse-contemporary-holds-online-auction-for-olumide-oresegun, consulté le 25 février 2021]
- Segun Ackland, « The 11-year-old Nigerian artist who moved President Macron », CNN, 5 juillet 2018 [DOI en anglais : edition.cnn.com/2018/07/04/africa/nigerian-boy-paints-french-president/index.html, consulté le 25 février 2021]
- Nate Freeman, « The Swift, Cruel, Incredible Rise of Amoako Boafo: How Feverish Selling and Infighting Built the Buzziest Artist of 2020 », Art net news, 28 septembre 2020 [DOI en anglais : news.artnet.com/art-world/ amoako-boafo-1910883, consulté le 25 février 2021]