L’art contemporain mondial s’intéresse de plus en plus aux questions soulevées par le patrimoine architectural dans les espaces urbains, à mesure que les artistes cherchent à comprendre comment l’environnement bâti peut tout à la fois renforcer et saper les héritages de la répression impériale, de l’embrigadement autoritaire et de la privatisation néolibérale. Tirana ne fait pas exception à cette tendance culturelle. Depuis son instauration comme capitale administrative de l’Albanie dans les années 1920, son tissu urbain a fait l’objet de maintes transformations sous les régimes successifs. Entre les deux guerres, la monarchie de Zog 1er, puis l’occupation par l’Italie fasciste, la dictature communiste d’Enver Hoxha ainsi que la démocratie post-socialiste, ont toutes laissé leur empreinte sur Tirana en tant qu’ensemble culturel. Malgré l’absence de récits artistiques locaux solidement formulés, la question du « patrimoine » à Tirana est devenue cruciale pour les artistes contemporains travaillant dans la capitale albanaise. Les relations entre l’architecture et l’urbanisme des époques ottomane, fasciste, socialiste et capitaliste, dans une métropole à la densité de population en hausse, ont fourni un matériau riche en controverses, ainsi que des points d’intercession idéologique possibles pour les jeunes générations d’artistes.
Cette contribution, sans prétention d’exhaustivité, s’intéresse aux œuvres d’artistes qui ont abordé Tirana et ses récits conflictuels par le biais d’interactions avec des objets sculpturaux et architecturaux allant du massif au marginal. Leurs œuvres révèlent la ville comme une constellation spatio-temporelle fragile oscillant entre structures narratives signifiantes et oubli ambigu. La conceptualisation, par le prisme de ce que l’historien de l’architecture Andrew Herscher nomme « contre-patrimoine1 », de la façon dont les artistes contemporain·e·s se positionnent face aux structures architecturales et monumentales de Tirana s’avère extrêmement féconde. Le contre-patrimoine ne représente pas l’inverse dialectique immédiat de la modernité, ces objets non modernes qui, en tant que « patrimoine » précieux, sont soumis à la muséification. Il est plutôt constitué par les vestiges du passé qui sont eux-mêmes précisément identifiés comme devant être éliminés ou relégués aux oubliettes, souvent parce qu’ils représentent des valeurs ou des récits entretenant un fort contraste avec les idéologies politiques dominantes actuelles. Dans le Sud-Est de l’Europe, les architectures de l’ère ottomane et de l’ère socialiste ont toutes deux fait office de contre-patrimoine à différents moments de l’histoire (et dans le cas de l’Albanie, l’urbanisme de l’époque fasciste joue un rôle similaire).
L’approche de l’État albanais actuel au regard de l’architecture des époques précédentes semble être généralement celle de l’abandon, voire parfois de l’éradication pure et simple, traitant certaines zones de la capitale (y compris son centre historique) comme des rappels indésirables de la répression autoritaire qui, à ce titre, se doivent d’être supprimés ou radicalement transformés. La place Skanderbeg, la place centrale de Tirana, en est une excellente illustration. Cette place faisait initialement partie du plan italien de la capitale, et elle a continué à jouer un rôle majeur dans les manifestations publiques pendant la période socialiste. En 2008, lors du mandat de maire de Tirana d’Edi Rama, aujourd’hui Premier ministre, le cabinet d’architecture belge 51N4E a développé un projet de restructuration de la place. En collaboration avec l’artiste Anri Sala, 51N4E a proposé la création d’un vide au sein de la ville, dont la réalisation passait par la suppression d’aménagements paysagers et de structures afin de créer un vaste palimpseste carré (doté d’une légère élévation pyramidale) au cœur de la ville. Ce projet a été achevé en 2017, s’inscrivant dans la campagne nationale « Renaissance urbaine » de Rama ; il peut être considéré comme emblématique de l’approche officielle en matière d’architecture et d’espace public dans le pays visant un recommencement ex nihilo à partir d’un vide urbain déshistorisé (ou post-historique).
La structure pyramidale de la place Skanderbeg (une pente graduelle à 3% jusqu’à un sommet central) ne peut que rappeler – même si la référence n’est jamais explicite – la pyramide autrement plus célèbre de la ville, celle de l’ancien musée d’Enver Hoxha. Construit à la mort du dictateur communiste en 1985, ce musée fut inauguré en 1988 le long du boulevard central de Tirana, au Sud-Est de la place Skanderbeg. Après la chute du socialisme en Albanie en 1991, cette structure massive devint un symbole contesté du passé récent du pays, et fut vandalisée et vidée. Des projets visant à démolir ou transformer radicalement la « Pyramide » (comme elle est surnommée) ont circulé, notamment au début des années 2010. En réponse à ces projets, l’artiste Stefano Romano2 et l’architecte Eri Çobo ont imaginé en 2012 une performance intitulée HISTŒRI removing. Après être montés au sommet du bâtiment, ils ont déroulé sur l’une des façades inclinées de la pyramide une longue bannière sur laquelle était inscrit le mot HISTERI. Des prises vidéo de cette performance montrent la participation de plusieurs enfants Roms qui s’étaient intéressé·e·s au processus. Le titre de cette performance joue sur la similitude, à une lettre près, des mots albanais « histoire » (histori) et « hystérie » (histeri), illustrant bien la nature conflictuelle de la conscience historique (et la façon dont l’histoire albanaise elle-même est souvent traitée de pathologie dans les discours étatiques post-socialistes).
Alors que Romano et Çobo ont choisi pour leur performance l’une des structures visuelles les plus imposantes de la ville, d’autres artistes se sont intéressé·e·s à des objets de contre-patrimoine situés dans des zones plus marginales. Ainsi, en mai 2016, l’artiste Nada Prlja a organisé un atelier intitulé Humane Communism dans le cadre d’une exposition se déroulant dans l’espace artistique indépendant Tirana Art Lab (TAL)3. Cet atelier s’inscrivait dans le projet plus vaste de l’artiste baptisé Subversion to Red, et invitait les participant·e·s à « montrer de l’amour et de l’attachement envers […] les vieux monuments socialistes […], en rêvant ensemble d’un système » qui constituerait une alternative à la « cruauté » du capitalisme néolibéral4. Cet atelier s’est déroulé derrière la Galerie nationale des Arts de Tirana, où – sur un parking en graviers – une collection de statues et de bustes en bronze remisés s’était progressivement constituée depuis 1991. Parmi ces sculptures figurent deux statues de Staline, une de Lénine, une de l’héroïne communiste Liri Gero, ainsi qu’un buste en pierre d’Enver Hoxha recouvert d’une bâche. Disposées en partie loin des regards derrière le musée, ces statues occupent un curieux espace liminaire, quelque part entre abandon et intentionnalité d’un parc de sculptures. Lors de cet atelier-performance hybride, les participant·e·s ont embrassé les statues et se sont blotti·e·s contre elles, s’abritant sous leurs manteaux surdimensionnés, imitant leurs poses et intervenant dans leurs mouvements figés.
Dans le cadre de la même exposition au TAL, l’artiste Nikolin Bujari a adopté une approche très différente de l’oubli entourant tant d’objets de l’époque socialiste. Bujari a créé la réplique d’un lapidar (terme albanais désignant les monuments architectoniques commémorant la résistance communiste) dédié au chef de file de la jeunesse communiste Qemal Stafa (l’un des fondateurs du parti communiste albanais en 1941), situé à côté d’un des marchés de plein air de Tirana. La copie de ce mémorial créée par Bujari, intitulée A Monument for a Monument, est réalisée en matériaux légers, clairement creux, et dépourvue de tout texte commémoratif. Ce vide manifeste constitue une sorte de position intermédiaire entre des actions comme celle de Prlja (cherchant activement à réhabiliter la culture socialiste en tant que patrimoine) et les projets iconoclastes de l’État visant à démanteler totalement ces monuments. Copie dépourvue de la richesse narrative de l’original, le lapidar de Bujari fait figure de tentative visant à appréhender l’histoire ouverte en tant que signe vide, à s’accrocher à l’avenir en ce qu’il est non écrit tout en pointant vers le passé comme source de possibilités5.
L’une des plus importantes controverses récentes sur le patrimoine architectural concerne le projet de destruction du Théâtre national de Tirana. Le gouvernement albanais prévoit de démolir ce théâtre et de le remplacer par une nouvelle structure (conçue par le cabinet du célèbre architecte danois Bjarke Ingels). Construit à l’origine entre 1939 et 1943, pendant la période de l’occupation fasciste de l’Albanie, le bâtiment du théâtre (ainsi que les efforts de l’État pour le détruire) a supplanté la Pyramide comme lieu symbolique des préoccupations relatives à l’effacement de l’histoire dans l’Albanie contemporaine. Alors que les dirigeant·e·s politiques albanais·es actuel·le·s (et la municipalité de Tirana) considèrent le bâtiment comme dépourvu de tout mérite esthétique ou historique sérieux, un ensemble d’activistes, d’artistes et de citoyen·ne·s concerné·e·s, regroupé sous le nom d’Alliance pour la protection du Théâtre national, a commencé à organiser des manifestations devant le bâtiment début 2018. Il·elle·s protestent non seulement contre la suppression d’une composante majeure du passé de la ville, mais aussi contre la privatisation, induite par le projet, d’une grande étendue d’espace public.
L’incertitude entourant le sort du Théâtre national se trouve reflétée, de façon succincte, dans un tableau de l’artiste de Tirana Eros Dibra, The Fall of Monuments. Élément de la série Unlived Memories (inspirée par des photographies d’Albanie prises durant les décennies précédant la naissance du peintre6), ce tableau représentant le théâtre se fonde sur l’un des dessins originaux du projet réalisés par des architectes italiens à la fin des années 1930. À l’instar de Bujari, Dibra met l’accent sur le caractère vague du projet, en imaginant le théâtre à travers un revêtement d’indétermination qui suggère que la clarté historique ne peut jamais être pleinement atteinte. Les lignes floues du bâtiment, partiellement masquées par des nuances roses et chair, représentent le site comme un lieu où la mémoire se fige autour de l’absence autant que de la présence.
Le 11 septembre 2018, les anthropologistes visuels Arba Bekteshi et Kailey Rocker ont abordé la destruction potentielle du théâtre d’une manière différente. Bekteshi7 et Rocker ont créé trois affichettes imitant le format des avis de décès publics apposés sur les murs des bâtiments et les poteaux électriques dans certaines parties de la ville, et qui permettent aux citoyen·ne·s de s’informer sur l’organisation des services commémoratifs pour les défunt·e·s. Ces affichettes apposées par les anthropologistes sur un certain nombre de murs de la ville (y compris sur les surfaces inclinées de la Pyramide), annonçaient la mort de trois structures – le stade Qemal Stafa, le château de Tirana et le Théâtre national – et mentionnaient comme date de service commémoratif celle du prochain débat parlementaire concernant l’avenir du théâtre. Alors que le tableau de Dibra réfléchit sur le patrimoine architectural comme zone de doute épistémologique sur la portée de la mémoire et de la créativité artistique, l’action de Bekteshi et de Rocker cherche à mobiliser le deuil comme pratique sociale ramenant à la participation politique. Alors que Tirana, ses habitant·e·s et ses dirigeant·e·s politiques naviguent entre ce qui sera préservé en tant que patrimoine et ce qui sera rejeté comme contre-patrimoine, ces deux approches semblent nécessaires.
Biographie de l’auteur : Raino Isto est un historien de l’art, curateur et artiste basé à Ann Arbor, Michigan. Il est éditeur chez ARTMargins Online, professeur au Mott Community College et membre fondateur du Laboratoire pour l’Art et la Culture Albanais (LACA). Il a obtenu son doctorat à l’université du Maryland, College Park, en 2019. Ses écrits ont été publiés ou sont à paraître dans le Journal of Contemporary Chinese Art, Third Text, Science Fiction Studies, Extrapolation, International Labor and Working-Class History et The Getty Research Journal. Il travaille actuellement à un livre sur le Réalisme Socialiste albanais dans le contexte global de la Guerre Froide.
Notes
- Andrew Herscher, « Counter-Heritage and Violence », Future Anterior 3:2 (hiver 2006), p. 25-26.
- Romano, qui travaille entre l’Italie et l’Albanie, a fréquemment abordé des questions liées à l’héritage de l’autoritarisme et à ses effets sur la subjectivité politique ; voir le site web de l’artiste,
www.stefanoromano.net [consulté le 28 janvier 2020]. - Pour en savoir plus sur la pratique multimédia de Prlja, qui traite des structures sociales de l’inégalité dans le contexte de la politique mondiale contemporaine, voir le site web de l’artiste, www.nadaprlja.com [consulté le 28 janvier 2020].
- « Double Feature #4 : Nikolin Bujari and Nada Prlja » [communiqué de presse], Tirana Art Lab,
www.tiranaartlab.org/en/ project-collection/nikolin-bujari-and-nada-prlja [consulté le 28 janvier 2020]. - Pour en savoir plus sur le travail de Bujari, voir son site web,
www.nikolinbujari. wordpress.com [consulté le 28 janvier 2020]. - D’autres œuvres de la série peuvent être trouvées sur le compte Instagram de Dibra, @eros.dibra.studio.
- Bekteshi a réalisé un certain nombre de projets documentaires et d’interventions sur des sites spécifiques à Tirana ; voir le site web de l’artiste,
www.arbabekteshi.com [consulté le 28 janvier 2020].