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Lili Reynaud-Dewar

par Lou Ferrand

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J’ai rencontré l’artiste Lili Reynaud Dewar, elle aussi habituée à mener des entretiens, afin qu’elle me raconte une ville dans laquelle elle vit et travaille depuis plus d’une décennie, et où je ne me suis jamais rendue : Grenoble. Par l'évocation de lectures, de luttes, d’histoires d’amour, de déambulations, de collaborations artistiques et amicales, voire même en mentionnant d’autres métropoles et en créant une analogie avec le livre de Pasolini Pétrole, s’est dessinée entre nous deux – qui étions pourtant loin de ses montagnes environnantes – la ville. 


Lou Ferrand : De 2015 à 2020, tu as mis en place « Maladie d’amour », une série d'événements artistiques sur invitation qui avaient lieu dans ton atelier à Grenoble. Peux-tu me raconter la genèse du projet ? 


Lili Reynaud-Dewar : Au départ, « Maladie d’amour » est un projet que j’ai pensé afin que mes ami·es viennent me rendre visite à Grenoble ; puisque peu de personnes venaient, je me suis dit que le fait de leur proposer une exposition les inciterait davantage. Ces expositions d’une soirée m’étaient alors presque exclusivement destinées : elles étaient privées, sans communication, sans affiche. Nous étions trois ou quatre. Petit à petit, j’ai commencé à rencontrer plus de monde à Grenoble. De très jeunes gens, issu·es du milieu de la musique ou de la fête et qui ne s’intéressent pas forcément à l’art, se sont mis·es à venir à chaque « Maladie d’Amour ». Cela créait des situations bizarres, assez inhabituelles, avec en même temps un groupe très stable. Et puis, au printemps 2020, il y a eu la Supérette, un projet d’occupation du Centre national d’art contemporain Le Magasin, qui était à l’époque fermé à cause de problèmes de gouvernance. Un groupe très hétérogène a alors décidé d’occuper le centre d’art. Dans le groupe, il y avait des artistes diplômé·es de l’ESAD Grenoble, et quelques collectifs militants sur les questions de vie de quartier, de climat… Cela allait au-delà des questions de l’art, de rémunération des artistes, c’était très différent de l’occupation des théâtres, scènes nationales ou du Frac Sud à la même période. Les questions concernaient plutôt ce que représente un centre d’art au sein d’un quartier : à quoi peut-il servir dans une ville, à quel·les habitant·es s’adresse-t-il ? 


LF : Quel impact a eu l’occupation sur le projet ? 


LRD : Au moment de cette occupation, cela faisait huit ans que j’étais là. J’ai commencé à me dire qu’il y avait quelque chose d’un peu superficiel dans le fait d’accrocher des œuvres sans savoir si les gens les regardent réellement. Je me suis alors dit que j’allais organiser des formats de conférences, de projections. Il y a par exemple la curatrice Olga Rozenblum qui est venue parler du travail de l’écrivain et réalisateur Guillaume Dustan, en montrant ses films. Avec un autre ami très jeune, issu du milieu du skate, qui est maintenant parti à Marseille, nous avons eu l’idée de fonder notre propre école. Je voulais que « Maladie d’Amour » change de format, afin que les gens se regroupent ensemble, plutôt que de ne proposer que le côté vernissage, quand il y a des œuvres autour mais que tu peux les ignorer. Et finalement je ne l’ai pas fait, car au moment de cette occupation, je me suis rendue compte qu’il y avait des réseaux plus structurés et efficaces que moi, comme les squats historiques de Grenoble, le 38 ou le 102. Depuis 2020, « Maladie d’Amour » est donc en pause, mais je vais sûrement reprendre. Les choses ont toujours été très irrégulières, ce qui ne m’a jamais trop complexée.


LF : Les propositions de « Maladie d’Amour » étaient-elles nécessairement appliquées au lieu ? 


LRD : Ce qui est marrant avec « Maladie d’Amour », c’est qu’on en a beaucoup parlé, sans jamais écrire de texte ou de manifeste. Ce sont des choses auxquelles tu repenses après, alors que sur le moment tu crées sans aucun appareil discursif ; il advient après coup. C’est seulement maintenant que je comprends mieux ce que certain·es artistes ont essayé de faire, ou ce qu’iels ont fait. Je pense par exemple au premier projet de Simon Haenni, qui s’intéressait aux effets de la gentrification sur le langage, avec cette idée d’arrondir le monde institutionnel ou autoritaire, en produisant des formes de plus en plus rondes, que ce soit sur les voitures ou le mobilier urbain qui véhicule une certaine forme de coercition et, en même temps, devient très doux. Il s’est beaucoup intéressé à l’aspect « ville pionnière » que peut entretenir Grenoble dans ce genre d’expérimentation. J’ai toujours archivé, mais sans projet spécifique. C’est pendant le confinement que j’ai décidé de faire un site réunissant toutes les photos1 ; j’aimerais bien en faire, à terme, une publication.


LF : Comment est-ce pour toi de travailler à Grenoble ? 


LRD : C’est très intéressant. Je dois avouer que cela m’a pris beaucoup de temps avant de comprendre cette ville, où je suis venue vivre pour des raisons sentimentales… J’ai toutefois l’impression qu’elle m’a éduquée, notamment d’un point de vue politique. C’est une ville dans laquelle il y a une organisation militante très forte, très structurée, sans avoir beaucoup d’attraits : elle n’a pas un très grand patrimoine architectural ou artistique, d’abord parce qu’elle fût pendant longtemps difficile d’accès – entourée de montagnes, c’est un ancien glacier –, ensuite parce que c’est une ville qui a été sujette à beaucoup d’inondations avant que l’on découvre la puissance des barrages. Elle a très vite été mise au service de l’industrie, et qui dit ville industrielle dit questions politiques et sociales, puisque c’est une ville où il y a beaucoup d’ouvrier·es et de personnes mises au service de la production. Pendant la Seconde Guerre mondiale, plusieurs personnes ont réfléchi à comment faire de Grenoble un fleuron de la recherche, et l’énergie atomique s’est retrouvée au centre ; ce qui perd bien sûr en popularité aujourd’hui. Il y a aussi un gros milieu squat, une histoire musicale intéressante. C’est de ça dont j’ai appris : en observant le territoire qui t’environne, comment il est constitué, par quels types de décisions politiques, et comment les gens se mobilisent pour lutter ou questionner ce qui relève des politiques publiques et des investissements privés. C’est quelque chose qui me passionne ; c’est un peu learning from Grenoble.


LF : La ville a-t-elle eu des répercussions sur ton travail ? 


LRD : Oui, et c’est quelque chose qui s’est concrétisé récemment, avec un groupe d’étudiant·es de la HEAD à Genève où j’enseigne. Je suis partie un an de Grenoble, j’étais en résidence à la Villa Médicis à Rome. J’ai commencé à lire Pétrole de Pier Paolo Pasolini… 


LF : Un livre posthume (paru en 1992), tentaculaire et expérimental, rédigé sous forme de notes, qui détient une aura aussi fascinante que terrifiante… 


LRD : Je ne sais pas comment j’ai réussi à rentrer dedans, mais j’ai très vite compris qu’il y a des chapitres entiers que tu peux sauter. C’est composite. Le livre est également terrifiant car il parle de pouvoir, de masculinité. Le seul défaut que j’y trouve, c’est que Pasolini étale beaucoup sa culture : il montre qu’il connaît parfaitement la littérature, et c’est excluant. C’était son grand projet, et beaucoup de gens disent qu’il a été tué à cause de Pétrole, à cause de ce qu’il y a dedans. Il y évoque en effet des choses qui étaient certes sues, mais pas articulées ou agencées de telle sorte que l’on puisse les lire clairement. Il met en lumière la façon dont le système étatique a protégé des intérêts privés ou financiers liés au pétrole, comment des personnes qui ont disparu mystérieusement ont sans doute été assassinées pour protéger ces mêmes intérêts, et comment ces intérêts sont au service d’un projet de mise au pas de toute la société. J’ai rencontré un chercheur nommé Flaviano Pisanelli, qui m’a raconté que Pétrole est sorti dix-sept ans après la mort de Pasolini, vraisemblablement parce que les ayants droit se sont opposés à la publication, justement parce qu’il citait trop de personnes nommément. Il y a quelque chose de vraiment paranoïaque avec Pétrole, comme s’il était dangereux de le publier. En commençant à lire ce livre avec mes étudiant·es, nous avons décidé de partir à Rome tourner un film dans lequel nous lirions des passages du livre. À cause de la pandémie, je leur ai finalement proposé de tourner le film à Grenoble. Pétrole est une sorte de prolifération de la néo-ville, d’une certaine esthétique architecturale, mise au service du travail d’une industrie, d’une production de biens et de services. Le livre m’a beaucoup aidée à regarder la ville, et inversement.


LF : Et le tournage du film a alors intégralement eu lieu à Grenoble ? 


LRD : Dans le film, je reprends un décor de mon film Rome, 1er et 2 Novembre 1975 présenté au Prix Marcel Duchamp en 2021, une pizzeria calquée sur celle où Pasolini aurait été vu pour la dernière fois en compagnie de son amant qui s’est accusé du meurtre. Après ma résidence à Rome, j’ai récupéré ce décor, et j’ai proposé à la HEAD de le ré-installer dans une salle vide de la bibliothèque. J’ai alors proposé aux étudiant·es de lire Pétrole dans la pizzeria afin d’essayer de découvrir ensemble qui avait tué Pasolini. Le décor est devenu ma salle de classe, dans lequel nous avons donc tourné, en plus de Grenoble. Je joue dans le film, je me moque de moi-même, je suis une femme de 45 ans obsédée par Pasolini, qui boit un peu trop, qui est chiante et intrusive. Les étudiant·es jouent un groupe de jeunes militant·es qui ont entendu parler des « incendiaires ». C’est une réalité de Grenoble : c’est un ou plusieurs groupes anonymes critiques de la technologie et son caractère répressif, de contrôle, qui, depuis 2017, mettent le feu à des symboles de la répression, du pouvoir, de toute cette production d’une sorte de science privée. Les incendiaires ont écrit des textes assez dingues, ont mis le feu à la gendarmerie, à des fablabs…


LF : Est-ce qualifié de terrorisme ? 


LRD : Oui, même s’il n’y a jamais eu de victimes. Cela a créé des remous dans les milieux alternatifs d’extrême gauche à Grenoble, car il y a eu beaucoup de perquisitions et de dommages collatéraux, mais jamais d’arrestations réelles. Par contre, des personnes qui vivaient dans des squats ont été expulsées dans le cadre de ces enquêtes. À partir de ces évènements, dont j’ai parlé aux étudiant·es, nous avons imaginé que, par contagion ou imitation, de jeunes personnes arrivent à Grenoble et propagent à leur tour les incendies. C’est notre début de fiction.


LF : C’est intéressant que Pétrole puisse aider à penser Grenoble, alors que ça ne semble pas évident de prime abord… Et plus largement, je trouve très intéressant de voir dans quelle mesure l’assassinat de Pasolini nous permet de penser notre époque, alors que cela paraît être un évènement très contextuel, lié à une autre période et un autre pays. Pourtant, c’est une histoire que beaucoup se sont réapproprié·es, et qui continue d’inspirer des artistes très différent·es ; je pense par exemple au texte de Kathy Acker « My Death My Life by Pier Paolo Pasolini » (1988). 


LRD : J’ai appris de Grenoble et j’ai appris de Pétrole, et c’est l’articulation des deux qui m’a aidée à réfléchir à des questions politiques plus larges, à savoir comment vivre ou survivre sous le capitalisme avancé. Pétrole n’est pas si évident à lire, la version française est notamment très sophistiquée, mais tu verras que c’est une sorte de manuel pour lire la transformation des villes et des vies sous l’effet des politiques ultra-libérales. 


LF : En lien avec cette question de divulgation d’information chez Pasolini, je me demandais quelle avait été la réception des entretiens que tu as menés pour le Prix Duchamp avec les acteur·ices qui jouaient dans le film que tu évoquais. Des entretiens biographiques qui divulguaient, pour certains, des informations assez intimes qui restent d’ordinaire tues au sein des institutions. 


LRD : J’ai eu très peu de retours sur les entretiens. Je voulais que le tas de publications présent dans l’exposition se désagrège au fur et à mesure, que les gens se servent, qu’il y ait un côté désordonné. Je pense que cela créait en fait quelque chose d’assez intimidant ; il fallait faire partie d’un public habitué aux institutions pour se sentir à l’aise de prendre, de toucher. J’ai appris de l’artiste américain David Robbins, que j’avais à l’époque invité à Grenoble dans un projet intitulé Performance Proletarians. Nous avions alors parlé du fait que dans le cadre des projets de publication ou d’auto-édition, lorsque tu essayes d’installer ton travail dans des circuits qui débordent celui de l’art, sans public, sans vernissage, tu perds une partie de la réception. Il m’a expliqué que les gens n’allaient pas venir te féliciter de la qualité d’un entretien, lors du vernissage, mais que par contre, quelque chose demeure, traîne chez les gens, peut ressurgir. 


LF : Oui, car on peut les relire même en marge du temps d’exposition. Dans ces entretiens, j’ai l’impression que quelque chose de l’ordre du « gossip » (lorsque l’on parle d’histoires d’amour, de conflits…) devient presque politique.


LRD : La notion de « gossip » me vient de l’artiste Ramaya Tegegne qui a beaucoup travaillé sur ce sujet. Elle fait d’ailleurs partie elle aussi des personnes interviewées. Je travaillais sur l’édition des entretiens le temps d’un été. Après une demande de relecture, le Centre Pompidou m’a fait comprendre que l’institution ne pourrait assumer la responsabilité de publier des choses pareilles. Les passages problématiques des entretiens ont été repris, créant une semaine de négociations assez intenses, lors desquelles je me suis battue pour changer le moins de choses possible, mais aussi de discussions très intéressantes. On trouvait par exemple très choquant que telle personne parle de telle galerie qui ne l’avait jamais payée, ce à quoi j’ai répondu que c’était une conversation que l’on avait fréquemment en tant qu’artistes. J’ai notamment profité du fait que le service juridique du Centre Pompidou soit en vacances. 


LF : Ce qui fait complètement écho à Pétrole ; là aussi, on donne des noms qu’on ne peut pas nommer, on met en danger des personnes… 


LRD : Oui, et ce qui était drôle, c’est que finalement ça n’a posé aucun problème au service juridique à son retour de vacances. C’était intéressant de voir comment les personnes qui travaillent dans des institutions endossent des injonctions qui ne sont ni formulées ni réelles. Je ne vois pas ces entretiens comme un lieu de libération de la parole en tant que tel. J’ai l’impression que c’est davantage en décrivant précisément la manière dont certains projets ont été faits que l’on va faire remonter certaines choses. Une partie de mes questions, dans les entretiens pour le Prix Duchamp, était par exemple de savoir si les gens prenaient le bus pour aller à l’école, ou s’iels étaient déposé·es par leurs parents ; des choses qui semblent de prime abord anecdotiques.


LF : Comme si l’anecdote permettait ensuite de raconter une histoire plus systémique ? 


LRD : Oui, je pense que je m’interrogeais sur un rapport plus individuel, même si évidemment, cela crée une communauté. J’ai récemment lu l’autrice M.E. O’Brien, une théoricienne américaine trans qui a beaucoup évolué dans les milieux de gauche d’organisation collective aux États-Unis. Elle a écrit un livre intitulé Everything for Everyone [Tout pour tous·tes], dans lequel elle imagine que suite à un mouvement d’insurrection globale, les individu·es se sont organisé·es de manière communautaire. Ça se passe en 2171 à New York, et l’histoire se raconte sous la forme d’un recueil d’entretiens fictionnels. Cela m’intéresserait de mettre ça en place avec des ami·es : une sorte de méthode, d’atelier, dans lequel on se représenterait si l’horizon des luttes pour lesquelles ces gens se battent et s’organisent parvenait à cette ouverture-là. 


LF : Est-ce ce qui va s’opérer dans tes futurs projets ?


LRD : Oui, car j’ai une exposition personnelle à venir au mois d’octobre 2023 au Palais de Tokyo, que j’aimerais scinder en deux, avec une partie dans laquelle je voudrais montrer des entretiens menés avec des personnes proches, dans des chambres d’hôtel. Je n’interviewe pour cela que des hommes, ou des personnes s’identifiant comme telles, et je reconstitue méticuleusement ces chambres, issues d’hôtels en voie de disparition au sein du projet d’investissement de l’hôtellerie parisienne et du projet touristique autour des Jeux Olympiques.


LF : Sur quoi portent les entretiens ?


LRD : C’est assez biographique, même si ça l’est moins que les entretiens dont nous parlions. J’essaie d’articuler des questions qui ont trait à la propriété privée et au rapport des personnes à la masculinité. J’ai par exemple interviewé mon oncle, acteur de théâtre qui faisait partie du FHAR2, qui parle de manière très intéressante de ce que c’est d’être une « folle », de la transformation de l’homosexualité dans les années 1970 ou 80, et de la production de cette esthétique « cuir », très masculiniste… Une autre personne, Yassine, un très bon ami à moi (de Grenoble justement), qui évolue dans le milieu squat, raconte entre autres l’histoire d’une famille issue de l’immigration. Ou encore l’artiste Paul-Alexandre Islas qui, lui, parle de son rapport aux drogues, au travail du sexe, à la production artistique, etc… 


LF : Il n’y aura donc pas forcément de figures d’hommes dominants, privilégiés ? 


LRD : Non, car je n’ai pas beaucoup d’amis comme ça. Je me dis par exemple qu’il y a très peu d’hommes hétéros interviewés – je ne cherche pas la représentation de masculinités dites « toxiques », même si c’est le sujet de Pétrole et un sujet qui m’intéresse. Mais là, il s’agit, comme souvent, de travailler avec mes proches, mes amix. Ce n’est pas de la fiction.







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Vir Andres Hera