L’artiste Fallon Mayanja compose et assemble des textes poétiques et des pièces sonores reliés à d’autres corps et d’autres voix, qui se déploient lors de performances et au sein d’installations. Il s’agit d’écouter d’abord, mais d’écouter vraiment, en présence, pour pouvoir entendre des interstices lumineux, des espaces multiples, des expériences sensibles, à toute heure, au cœur d’une nuit qu’on aurait choisi de faire tomber ensemble.
Marie Bechetoille – Que t’évoque le mot « nuit » ?
Fallon Mayanja – On pense souvent à la nuit en opposition au jour et cela me dérange. Je préfère me demander : que t’inspire la nuit ? C’est pour moi un interstice des possibles et des inventions, un lieu du chaos et du renouveau dans lequel tout peut s’effondrer pour mieux renaître et se restructurer. Mais aussi un espace de rêves et de métaphores avec l’imaginaire dont je me fais l’écho dans mes écrits.
MB – La nuit est souvent perçue comme un espace propice à la création, il est possible de se concentrer sans le flot d’informations, de codes et de règles de la journée. Est-ce le moment pendant lequel tu écris tes textes et tes compositions sonores ?
FM – La poésie et la musique m’habitent la nuit. J’ai alors énormément d’images qui me viennent. C’est intéressant de parler de cela maintenant avec toi car je dors mal depuis une dizaine de jours ! Je m’endors vers cinq heures du matin donc mes nuits sont longues. Je suis déphasée, et même si décembre est un mois gris et sombre, il y a une joie à l’intérieur et un émerveillement. C’est un temps symbolique de retrouvailles et de célébrations. On s’est beaucoup réuni en famille en soirée pour les fêtes et j’ai adoré déambuler dans Paris alors que je ne me promène jamais pendant la journée. Cela m’a permis de retrouver une certaine respiration.
MB – Quand tu performes dans un lieu, tu demandes que la salle puisse être plongée dans le noir complet. Que provoque cette obscurité pour les personnes présentes et pour toi ?
FM – J’aime bien cette idée de « faire tomber la nuit » à toute heure. Je travaille beaucoup avec des états sensibles, les relations entre visible et invisible, les capacités d’écoute, d’attention. La nuit est un terrain propice, le corps est plus poreux. « Faire tomber la nuit », c’est pouvoir accompagner les personnes que j’invite et moi-même dans un espace sensible en connexion avec d’autres états, énergies et personnes.
MB – Bien que la nuit soit tombée, tu laisses toutefois planer une atmosphère lumineuse et colorée. Comment joues-tu avec la lumière artificielle dans tes performances et tes installations ?
FM – L’obscurité ne m’intéresse pas tant pour son aspect ténébreux, je la pense comme un environnement sombre dans lequel la lumière est toujours là. J’adore la brume pour cela. J’ai commencé à lire Nos jours brûlés1 de Laura Nsafou. L’histoire se passe en 2049. Depuis la Grande nuit, le soleil a disparu et le monde est plongé dans la pénombre. Elikia et sa mère Diba veulent ramener le jour. La petite fille imagine le monde avec ses jeux de couleur quand elle entend des personnes plus âgées en parler. C’est peut-être ce que j’essaie de recréer dans ces zones de nuit. J’ai tellement d’images poétiques qui me viennent en pensant au passage de la tombée de la nuit au lever du jour. Et je souhaite les partager. La nuit est composée de multiples tonalités que je récupère et qui me donnent des espaces de respiration.
MB – Par un travail de composition visuelle, sonore et textuelle, tu racontes une diversité de voix et de corps. Tu invites à entrer dans un univers science-fictionnel et poétique traversé par des histoires, des luttes et des récits qui résonnent avec l’actualité. Comment réussis-tu à faire se rencontrer les temporalités ?
FM – La composition est une métaphore du monde étant donné que ce sont les individualités qui font le collectif. Mes textes sont des assemblages, des collages de mondes, de temps et d’espaces. En ce moment, je cherche des actions et des alternatives autour de ce qu’il se passe dans le présent. Je propose aux invité·e·s d’entrer dans des mondes et dans des interstices que je veux étendre a fortiori dans la société. La base, c’est l’expérience, c’est la réalité sociale. Avec mon collectif Black(s) to the future2, c’est très nourrissant de parler du futur car je suis plutôt quelqu’un du présent qui aime travailler avec les glitchs temporels et la performance. Il y a une certaine beauté à parler de l’expérience que l’on vit. La spéculation fictive est nécessaire, elle nourrit l'imagination et va pouvoir aider dans les discours que l’on veut partager, mais il y a certaines réalités qui doivent être dites et qui sont présentes. J’aime que cela s’entremêle. Dans les nouveaux mondes qui s’ouvrent, pour moi, l’objectif n’est pas de créer un espace qui ne soit que fictionnel car je suis obligée de prendre en compte des états présents liés aux luttes. Et on change de monde justement parce qu’on lutte.
MB – Comment choisis-tu les voix que tu mets en relation dans tes pièces sonores ? On peut entendre des extraits de textes, de discours ou de musiques de Sara Ahmed, Maya Angelou, James Baldwin, Arianna Brown, Angela Davis, Frantz Fanon, Lauryn Hill, Audre Lorde, Martin Luther King, Nnedi Okorafor, Rasheedah Phillips, Sun Ra, Edward W. Saïd… Que racontent ces voix au sujet de la tienne ?
FM – Artistiquement, mon chemin a été de progressivement trouver ma voix au sens propre. J’avais beaucoup de mal à parler, je perdais des mots et cela me faisait du bien d’entendre d’autres voix et de les travailler par la composition sonore. Toutes ces personnes sont dans des luttes pour des vies meilleures à la fois personnelles et collectives. Je choisis en effet des voix qui résonnent avec moi ou avec des personnes qui m’entourent. Il y a tant de voix qui existent et de paroles qui ont été dites, liées à plein d’histoires, de luttes, féministes, antiracistes, lgbtqia+. Malheureusement, on en est encore à les dire et à les vivre. J’ai envie de m’appuyer sur elles, c’est une forme de respect pour toutes ces personnes et ces actions qui me permettent d'être là aujourd'hui. Dans une situation où je peux me retrouver sans voix, je sais que quelqu’un·e parle quand même pour moi dans le passé, le présent et le futur.
MB – Quand tu performes, tu es souvent seule sur scène et un masque cache entièrement ton visage. Quels sont les effets produits par cet accessoire ? Il semble être un moyen à la fois de se protéger et de se projeter.
FM – La question de la représentation est ici centrale. Mes performances sont plus des invitations que des mises en scène. Il y a toujours cette idée de voir et je propose aux publics d’écouter d’abord : une écoute visuelle, auditive et tangible, et de se retirer de la contemplation ou du divertissement. Le masque m’a aidée à cela, il installe une certaine distance. Mais c’est un travail constant de recherche. J’ai plein d’autres outils de protection. Avant j’enregistrais ma voix et je faisais en sorte que l’on ne me voie pas, en étant dans le noir complet. Je créais des décalages entre mon corps et ma voix. Je développe à présent d’autres techniques pour accompagner par le son ou par la vidéo et pour déjouer les regards. Je garde le masque seulement au début pour lancer les performances. En donnant le moins d’éléments physiques, je veux pouvoir ouvrir un espace dans lequel chacun·e peut se détacher d’une série de codes et de représentations. Le masque, c’est aussi le multiple et cela se combine avec les transformations de ma voix. Grâce au masque et à mes voix plurielles, mon corps est comme un canal. Un visage, un corps, un discours. C’est un temps d’écoute. Je veux que la bonne connexion se fasse.
MB – Dans certains de tes projets en cours, tu rends hommage au compositeur, chanteur, pianiste, danseur et performeur africain-américain Julius Eastman. Tes pièces femenine / masculine rejouent ses compositions originales en dialogue avec les ouvrages Glitch Feminism: A Manifesto3 de Legacy Russell et La Volonté de changer – les hommes, la masculinité et l’amour4 de bell hooks. Pour Sensing Satellite (2021), tu t’inspires du morceau The Holy Presence Of Joan D’Arc que tu fais converser avec des extraits de l’ouvrage Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen5 de Malcom Ferdinand.
FM – On revient à des espaces interstitiels où les choses s’entremêlent. Il y aurait les mêmes choses à dire, les mêmes problèmes sociaux et structurels que dans les années 1970. « La lutte des archives » m'est précieuse, et elle me permet de trouver des voix·es. Les archives de Julius Eastman ont été jetées lorsqu’il fut forcé de quitter son appartement. Par ailleurs, bien qu'il soit sans domicile fixe, il était encore invité dans des émissions de radio pour parler de son travail. Structurellement cela raconte beaucoup de choses. Son héritage est immense et c’est un parfait exemple de ce que je veux dénoncer et des espaces d'honnêteté et de non-conformité que j’aspire à développer. Julius Eastman était dans les interstices. On dit que c’est un compositeur minimaliste, mais il venait du gospel, il oscillait entre la scène new-yorkaise downtown et les mondanités, il faisait du free jazz qu’on retrouve dans ses pièces classiques. Je trouve magnifique cette idée de collage de mondes, de navigations, de temps et d’espaces. Bien plus que de m'inspirer, son parcours me donne beaucoup de force dans mon travail comme dans ma vie personnelle.
MB – Le pouvoir de la parole et de la musique se révèle parfois grâce à des silences, des temps de pauses et de respirations. Quel est ton rapport au silence ?
FM – Le silence est complexe car il est toujours lié à des points de vue situés. Parfois, il y a en effet trop de mots et j’ai besoin de moments de silence. Les mots sont puissants. Dans ma pièce Black Narratives Composing Alternatives, à un moment il n’y a plus de son et c’est une image du fait d’être silencié·e. Un·e ami·e me racontait que dans le cadre d’un événement, un silence l’a oppressé·e car les personnes dominantes s’étaient tues pour demander aux autres personnes présentes de prendre la parole. Cela repose la question de qui prend la parole et de qui la donne, de qui se tait et de qui fait se taire.
MB – Depuis deux ans, toutes tes performances se terminent en musique façon clubbing, avec récemment d’autres artistes qui t’accompagnent par la danse. Que représente pour toi ce lieu de fête collective qu’est le night-club ?
FM – Le night-club a été important et m’a éclairée en termes de représentations. J’avais la journée dans la nuit. Cela m’a ouvert énormément de portes et de rencontres au sein de groupes qui étaient plus à mon image. La nuit peut changer la manière dont on déambule au quotidien. Malheureusement, on pousse aussi des personnes dans la nuit pour un meilleur contrôle de ce « monde de la journée » social, structuré, institutionnalisé. Une nuit qui serait pour les indésiré·e·s, celles et ceux mis·e·s de côté ou à éloigner. Mais en ce qui concerne le night-club, j'aime l'idée de se reconnecter à son corps par la musique et la danse, de revenir à soi, de se découvrir. Et c'est pour cela que je veux finir par la célébration et la fête dans ces autres mondes que les performances créent. C’est vraiment le point final pour moi !
Notes
- Laura Nsafou, Nos jours brûlés – Tome 1, Paris : Albin Michel jeunesse, 2021
- Vor le site : www.blackstothefuture.com
- Legacy Russell, Glitch Feminism: A Manifesto, New York : Verso Books, 2020
- bell hooks, La Volonté de changer – les hommes, la masculinité et l’amour, Paris : Divergences, 2021
- Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen, Paris : Seuil, 2019