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Translated by Anna Knight 

Introduction « Moonlighting »

par Julie Portier

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Dommage que la périodicité de La belle revue, dans sa version papier, ne permette pas de reprendre un texte là où on l’avait laissé au numéro précédent, à la manière d’un roman-feuilleton dans un journal parisien du XIXe siècle, la mention « à suivre… » au bas de la colonne. « Demandez La belle revue ! Découvrez ce qui est arrivé aux zombies qui voulaient faire la révolution ! », entendrait-on au petit matin, dans les rues de Clermont-Ferrand... Quand il s’agit de se réunir une fois par an pour décider du thème d’un dossier qui paraîtra neuf mois plus tard, certes, on ne sait plus très bien comment on en est arrivé·e·s là, mais l’on doit surtout convenir que le rapport entre le thème choisi et l’actualité brûlante tient de la coïncidence. Au demeurant, une certaine continuité se fait sentir dans cette rubrique, qui depuis quatre ou cinq ans pioche un motif récurrent dans le champ de vision de l’art actuel pour l’envisager comme un paradigme de l’époque ou de ce que nous pouvons attendre de la création artistique, et ce, dans une perspective de plus en plus clairement politique. En d’autres termes : comment ces motifs mis en réflexion se présentent-ils comme des motifs de résistance, ouvrent-ils des espaces critiques et suggèrent-ils des chemins d’émancipation ?
Nous nous étions donc quitté·e·s en 2021 sur un air d’Afrika Bambaataa en se figurant une communauté de zombies sur un dancefloor. Aussi pourra-t-on apprécier la constance du comité éditorial – dans sa pluralité et sa mutabilité, puisqu’il a été rejoint par sa nouvelle directrice pour ce numéro – passant de La nuit des morts vivants à la nuit tout court, qui, ici célébrée, nous rappelle qu’elle appartient bien aux vivant·e·s. C’était avant que le continent européen ne glisse dans les ténèbres de la guerre et que ne ressurgisse chez certain·e·s le spectre du grand black out nucléaire. Tant s’en faut, le thème s’est imposé avec le constat d’une multiplication des références au monde de la nuit dans la création contemporaine et en particulier chez une jeune génération qui, entre autres, emprunte des figures et des artefacts aux communautés drag ou aux pratiques BDSM. Remettant à plus tard l’interrogation de ces procédés mimétiques ou la légitimité de ces appropriations – même si la question est soulevée – nous souhaitions savoir, ou nous remémorer, ce que nous offre la nuit. Le contexte désigné était donc la longue fermeture des clubs et la succession des périodes de couvre-feu plutôt que la vraie guerre.
Le sujet de la nuit n’en est pas moins sérieux, tant l’expérience que nous en faisons reflète l’état du monde capitaliste et de la démocratie, si l’on se réfère respectivement au célèbre 24/7, Le capitalisme à l’assaut du sommeil1 de Jonathan Crary et au philosophe français Michaël Fœssel, auteur en 2017 de La Nuit. Vivre sans témoin2. Pour lui, la nuit admet des rapports plus égalitaires que le jour, ce qui repose sur une logique du visible et, pour nous, rejoint d’emblée une approche esthétique de la nuit. Contrairement à la lumière émise depuis une source autour de laquelle tout gravite, l’obscurité, suggère-t-il, n’a pas de centre, ou alors une multitude de centres. De plus, les différences seraient perçues avec plus de tolérance dans la vie nocturne, la vue altérée ne pouvant plus fonctionner comme un instrument de discrimination ni de comparaison.
Qu’ils prennent le parti du noctambule ou du dormeur, Crary et Fœssel alertent simultanément sur le risque de disparition de la nuit à mesure que gagnent du terrain les logiques productivistes et consuméristes mais aussi les politiques sécuritaires. L’un comme l’autre accusent l’éclairage blanc des néons qui « abolit le rythme naturel du lever et du coucher du soleil pour donner naissance à un troisième temps dévolu à la consommation et au travail en continu. [Sous] cette lumière, ajoute Fœssel, qui ne crée pas d’ombre et facilite le repérage par la vidéosurveillance, […] il n’y a plus d’abri où vivre des expériences d’abandon de soi3.» Crary évoque de son côté un « monde identique à lui même » sous « l’effet de cette clarté frauduleuse qui est censée s’étendre à toutes choses et tuer dans l’œuf toute part de mystère ou d’inconnaissable ».
La nuit serait en voie de disparition dans un mouvement d’aplatissement du monde sous la lumière blanche des néons et dans la lumière bleue des écrans où il n’y a plus de différence entre ce qui est exposé et ce qui existe. D’où peut-être la manifestation du nocturne dans l’espace de l’art par le biais de fétiches ou de réactivations, au risque parfois de muséifier la nuit. C’est cette ambiguïté que l’on pouvait voir habilement traduite dans le « Cruising Pavilion » imaginé par un collectif de curateurs et d’artistes4 pour la Biennale d’architecture de Venise en 2018. À la marge de leur exposition au format back room, ils évoquaient la digitalisation des pratiques de drague où se perdent, avec l’expérience de l’inconnu, certains usages nocturnes et transgressifs de l’architecture urbaine.
C’est bien en termes d’expérience et non de représentation que les auteur·ice·s des textes qui suivent appréhendent la nuit, non pas comme le simple opposé du jour, mais un espace et un temps spécifiques à habiter et à pratiquer. Aussi le titre de ce dossier suggère-t-il du clair de lune une forme verbale : moonlighting, qui dans sa traduction désigne à la fois un travail non déclaré et un complément de salaire. L’artiste François Durel a les idées claires au sujet de l’obscurité, dont il déroule les aspects philosophiques et politiques dans un entretien avec Lou Ferrand. Ensemble, ils arpentent la nuit au départ d’une promenade urbaine, l’occasion pour l’autrice de convoquer les dérives situationnistes et leur versant nocturne grâce au récit de Michèle Bernstein5, l’une des très rares femmes du groupe, qui nous rappelle à quel point le projet de rendre la vie plus intéressante au sacrifice de l’ordre social s’accordait avec une pratique du libertinage. Fallon Mayanja, elle aussi, a beaucoup déambulé dans Paris la nuit. Avec Marie Bechetoille, elle analyse le rapport que son travail entretient avec la nuit, celle qu’elle « fait tomber » avec l’ordre du visible au profit d’une écoute profonde, convoquant tout le corps. L’expérience esthétique qu’elle élabore dans ses performances et ses installations sonores prend le parti de la nuit et des conditions de perception qu’elle offre, où la vue cède à l’acuité des autres sens. L’occasion encore de considérer les notions classiques d’esthétiques liées à la nuit, elle qui résiste à sa reproduction mécanique – d’ailleurs certains clubs interdisent les photographies. Tou·te·s les artistes réuni·e·s dans ce dossier s’accordent à dire que la nuit résiste aussi à toute forme de théorisation à son égard, qu’elle s’éprouve plus qu’elle ne se pense, y compris quand elle se veut le terrain d’expérimentation de notions comme l’identité ou le collectif. C’est ainsi que Gérald Kurdian travaille la nuit au sens transitif du verbe. Son projet multiforme sous le titre Hot Bodies offre un espace d’expérimentation collectif dont l’efficience sociale ou politique ne pourra être déduite que de la pratique de la danse, de la discussion ou du sexe. Pour finir, les curatrices Liza Maignan et Fiona Vilmer nous ramènent dans le monde des objets via un texte à quatre mains qui se lit comme une exposition rêvée. Elles reviennent sur leur projet « Sleep No More » organisé en 2021 et prolongent leur réflexion dans une sorte de dortoir imaginaire, où le lit se rappelle à nous comme un objet intime et politique.











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A reign of love that reeks of death
Entretien avec François Durel