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« Keep your eyes a little wide and blank.
Show no interest or excitement1 »

par Liza Maignan & Fiona Vilmer

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« Sleep No More » est l’un des titres refusés pour le film de science-fiction Invasion of the Body Snatchers (Don Siegel, 1956). Un phénomène extraterrestre réplique à l’identique les corps des habitant·e·s durant leur sommeil. Une fois leurs corps « originaux » dérobés, puis dupliqués, ces dernier·ère·s renaissent, vidé·e·s de chaleur humaine. Une paranoïa du sommeil s’installe ; différencier l’être de la coquille vide équivaut à s’épuiser. Seule la lueur d’un sentiment, d’une émotion dans le regard sera l’indice permettant (à défaut) de percevoir la dissemblance.

Ne dormez pas. Ne dormez plus.

Introduit dans une logique survivaliste, qui contraste avec sa fonction réparatrice et le soin qu’il procure, le sommeil devient un espace à double fond. L’injonction paradoxale à « l’insomnie généralisée2 », laisse présager un état de veille, qu’elle soit humaine ou technologique. Dans un rythme social, économique et technologique qui privilégie la performance d’un sleep-mode latent, le monde s’aligne « sur l’existence des choses inanimées, inertes ou intemporelles3 », absorbant l’improductivité du sommeil dans un autre temps. L’auteur Jonathan Crary révoque cette somnolence disciplinaire, qui gomme les derniers contours entre le temps d’éveil et celui du sommeil, pour défendre une prescription au sommeil, qu’il entrevoit comme le dernier rempart contre la machine capitaliste. Dans ce « monde sans ombre4 », marqué par un continuum entre vie professionnelle et intime, où tout est monétisé jusqu’aux relations sociales, seul le temps irréductible du sommeil incarnerait une poche de résistance, une temporalité impossible à voler et à contrôler, mais dont la fragmentation est déjà en place.

 

« Imaginer un futur sans capitalisme commence par des rêves de sommeil5»

En 2021, nous avons invité les artistes Camille Brée, Kim Farkas, Laura Gozlan, Christophe Lemaitre et Pierre Paulin pour une exposition collective intitulée « Sleep No More » à Placement Produit (Aubervilliers). « Sleep No More », sans lits, ni dormeur·euse·s. Aucune œuvre exposée ne suggérait le motif du sommeil. Elles oscillaient entre un hermétisme technologique et des enveloppes organiques, figures du body snatcher contemporain. L’état de veille se révélait à travers certaines œuvres, mettant en doute leur potentiel fonctionnel qui semblait avoir déjà échoué, dissout par d’autres fictions se dévoilant à la nuit tombante. Christophe Lemaitre présentait par exemple des « horloges », réalisées avec Kim Farkas, en permanence éveillées, qui analysaient le basculement du jour et de la nuit, pour mieux l’anticiper et l’annoncer grâce à un voyant, unique indice de son fonctionnement. Une autre œuvre de Christophe Lemaitre s’alimentait de lumière naturelle le jour et s’autonomisait la nuit, s’appliquant à glaner des images extraites d’un réseau de webcam connectées. Plutôt que l’obsolescence programmée, c’est une obsolescence institutionnelle qui dicte le mouvement de ces œuvres-machines, comme on pourrait le dire des sculptures de Xavier Antin, *, , /, , {, et , présentées dans son exposition personnelle « The Weavers » au CAC Brétigny en 2020. Paramétrées via une intelligence artificielle et alimentées préalablement d’une matière à penser, elles généraient entre elles des expériences d’écriture, des discussions incertaines, accessibles durant les « périodes d’éveil des sculptures qui sont rendormies par les membres de l’équipe une fois le centre d’art fermé au public6 ».

 

Œuvres-ouvrières, elles introduisent la notion de travail dans la brèche du sommeil qui divise les mœurs. Pour certain·e·s, on dilapide le temps dans le sommeil. Pour d’autres, il est une forme de résistance. Ce temps à l’arrêt apparaît dans son ambiguïté, comme la frontière d’un entre-deux-mondes, manifestation d’une lutte de classe opposant la bourgeoisie au prolétariat, la vie et la mort, la verticalité et l’horizontalité, le corps malade (improductif) et le corps sain (rentable).

 

« La pauvreté ne se définit pas par la paresse au travail mais dans l’impossible choix de sa fatigue7. »

 

L’artiste Mladen Stilinović envisage la paresse comme une inaction propice à l’acte de création sous la forme d’autoportraits intitulés Artist at work (1978). Allongé dans différentes positions, alternant phases d’éveil et de demi-sommeil, l’artiste répond aux pratiques occidentales endurantes et productives, qu’impose aussi le système de l’art, ne laissant aucune place à la paresse. Si tant est que l’on en possède un, le lit est politique. L’auteur Sylvain Menétrey suggère de faire du lit « un espace de résistance plutôt qu’un symbole de renoncement8 ». L’intimité de ses activités est elle-même soumise à des préceptes enfouis, inconscients, recouverts d’une couche d’inégalités sociales, de classes, de genres, de corps.

 

Le lit fut longtemps vétuste, communautaire et multifonctionnel, avant d’être considéré – par celles et ceux qui ne dorment pas – comme le sanctuaire régénérant du corps ouvrier. Accueillerait-il des rêves de nuits émancipatrices au revers du jour discipliné ? « Mobilier archétypal de l’espace domestique bourgeois-hétérosexuel », comme le décrit l’artiste Victorien Soufflet, sur le versant opposé, dans l’uniformité répétitive des cités ouvrières, le lit est une infrastructure nocturne de productivité : il est le lieu de la reproduction de la force de travail et de la reproduction de cette classe9. À KEUR, en 2020, dans l’exposition « Daybeds, day dream, they have nonreproductive desires10 », Soufflet – en association avec Hugo Soucaze Caussade – fragmente son lit fatigué en trois « sculptures-lits de jour ». L’opération lui permet d’échapper à sa précarité en utilisant le budget de production pour acheter un nouveau lit et améliorer l’économie de son sommeil. La dissection de la fonction conventionnelle du lit, invite à une nouvelle pratique de ce dernier : celle de la lecture d’une publication, de la mise en partage de la pensée11. Si le retrait de son enveloppe dévoile son architecture, et confère au lit une nouvelle fonction publique, la présence des draps qui le recouvrent et le protègent, eux, dissimulent autant qu’ils témoignent de nos confidences nocturnes et de nos états émotionnels les plus intimes. Comme l’affirme Tracey Emin avec son œuvre My Bed (1998), révélant une dépression post-rupture par l’accumulation d’objets (mégots, préservatifs, bouteilles d’alcool, sous-vêtements tachés, etc.) répandus aux pieds du lit de l'artiste, s’abandonnant, cachée sous le linceul maculé de sa souffrance. En 1991, une photographie en noir et blanc d’un lit défait contamine les panneaux publicitaires de la ville de New York d’un message silencieux. Untitled (billboard of an empty bed) de Felix González-Torres révèle, dans les plis des draps, l’empreinte de deux corps absents : le sien et celui de son compagnon Ross, que la maladie du sida a fait disparaître. Intime réceptacle du corps politique, ce lit défait exposé dans l’espace public renvoie aux lois anti-homosexuelles de 1986 jugeant que « les gays et les lesbiennes n’avaient pas droit à la vie privée, que l’état pouvait de fait entrer chez eux, légiférer et punir la façon dont ils s’aimaient12 ». 

 

L’intimité des corps qui habitent le lit est politique. À raison d’une certaine normativité attendue, l’intimité du corps dysfonctionnel ne bénéficie pas du même traitement, dès lors que le lit est étatique, devenant public. L’artiste Benoît Piéron travaille avec et sur la maladie qui l’accompagne, et selon ses conditions de santé, sur le plan horizontal de ses lits. Il y a réalisé ses premiers assemblages de draps réformés des hôpitaux, affichant la présence de fluides émanant des corps malades. En creux, c’est la mort qui se manifeste dans les coutures qui lient ces fragments de draps usés, comme dans les tas de draps entassés devant les chambres des enfants malades, ces tas de doutes présageant la mort passée ou retardée. Lors d’une conférence à propos de ses peluches (compagnes affectives et figures psychopompes), Piéron évoque la hiérarchie entre l’horizontalité du corps malade et « l’autorité verticale du corps soignant13 ». Une relation qui crée en lui un sentiment paradoxal, à la fois de reconnaissance et de rejet face à l’institution médicale, au corps soignant et aux permissions tacites, et pourtant nécessaires, auxquelles son corps est soumis, notamment par les rythmes d’administrations de substances thérapeutiques, plongeant son corps dans un état de veille constant.

 

« [...] poppies, poppies, poppies will put them to sleep14 »

 

Aux portes du sommeil, l’épuisement physique ou psychologique guette. Dans cet état suspendu, les rêves fiévreux prennent des contours psychédéliques assimilés par notre subconscient. C’est le cas de Dorothy dans Le magicien d’Oz qui s’endort dans la tornade, qui bascule du sépia à la couleur, du réel à sa version rêvée, alternative. C’est aussi Dorothy épuisée, qui s’effondre dans un champ de pavot ensorcelé, à l’intérieur de son propre rêve. Et c’est son sommeil qui génère un espace imaginaire, réceptacle de fictions potentielles. Un décor mental distordant le réel, ses images, réflexions, amitiés et sentiments, œuvrant à une nouvelle vision émerveillée.

« En fait je n’ai pas d’atelier et je n’en ai jamais eu. Mon atelier c’est la nuit. Allongée dans le noir, les pensées s’exposent et prennent forme », précise Dominique Gonzalez-Foerster dans ses échanges avec Enrique Vila-Matas15. Depuis les années 1990 et jusque récemment16, l’artiste réalise des chambres. Dans ce format de production et d’exposition17, les lits sont rectangles, ronds ou absents, les ambiances plus ou moins feutrées, bercées dans des lumières au ton monochrome. Les occupant·e·s semblent toujours les avoir désertées. Les projections mentales de l’artiste font images, et colorent le scénario de ces chambres de compagnies, de références littéraires, cinématographiques, d’amitiés artistiques et d’objets génériques qui donnent une temporalité à chacune des chambres. Matelas, oreillers, couettes, lampes tamisées, tapis et lits font, quant à eux, partie des matériaux récurrents de l’artiste Anne Bourse. Sous sa main, ces ersatz d’objets industrialisés, deviennent des surfaces envahies de dessins aux formes psychédéliques et à la gamme chromatique enveloppante. Dans le texte Strange Bedfellows, l’autrice Pascaline Morincome imagine l’artiste (ou son alter ego), dans son lit : « Les expositions s’arrêteraient, elle dessinerait et nagerait toute la journée dans un océan de tissus et de papiers, sans avoir besoin de savoir où elle va18. » Une fiction de l’autrice dans laquelle le lit de l’artiste serait l’extension de son atelier, où elle dessine ses motifs « directement sur le revers de la couette » et sous laquelle elle accueille ses ami·e·s. Le jour s’est évanoui et ce sont maintenant les spectres lumineux de Camille Brée, discrets et rassurants, sollicitant une attention particulière, qui nous apparaissent. Ces excroissances dégoulinantes d’où l’électricité tente de s’échapper se manifestent comme un phénomène magique, rendant visible et palpable l’espace arbitraire qui les accueille. Ces veilleuses produites par l’artiste ou avec ses ami·e·s, créent l’ombre d’une présence afin de traverser la nuit.

 

« [...] ce soir il faut que je me couche tôt parce qu’aujourd’hui je suis encore complètement crevé. Ce matin je suis assez fatigué, puis il fait plutôt froid. Ce soir, il faut vraiment que je me couche tôt car j’ai du mal à rassembler mes idées. Ce matin, là, je suis vraiment très fatigué19. »

Le sommeil n’a pas disparu, pas encore complètement. Nous devons constamment réinventer des formes et des espaces de résilience face à une société de la performance. Conciliant et acceptant notre fatigue, notre paresse, nos insomnies dans cette boucle infinie, universelle et inaliénable, les artistes cité·e·s n’abordent pas le sommeil comme une thématique de travail ou de recherche. Chez elleux, il apparaît en creux et semble s’être enfoui dans le repli des formes. Il reste à y déceler une certaine chaleur. Jusqu’au dernier rêve qui hante le réveil.

Notes

  1. Don Siegel, Invasion of the Body Snatchers, 1956. Traduction : « Gardez les yeux un peu écarquillés et vides. Ne montrez aucun intérêt ou excitation. »
  2. Interview de Jonathan Crary par Anastasia Vécrin, Libération, 20 juin 2014
  3. Jonathan Crary, 24/7 Le capitalisme à l’assaut du sommeil, Éditions La Découverte/Poche, 2016, p. 19
  4. Ibid., p.19
  5. Ibid., p.140
  6. Céline Poulin, livret de l’exposition « The Weavers » de Xavier Antin, CAC Brétigny, 2020
  7. Jacques Rancière, La nuit des prolétaires : Archives du rêve ouvrier, Paris : Hachette, Pluriel Éditions, 1981, p. 20
  8. Sylvain Menétrey, Bed Talk, Art and Politics of lying down, 2019-2020 [DOI en anglais : http://www.textezumnachdenken.com/lesungen, consulté le 2 mars 2022]
  9. « Envisageant l’hétérosexualité comme classe, selon les termes de Monique Wittig, dans La pensée straight, Monique Wittig, 1992 », Victorien Soufflet, extrait du texte de l’exposition « Daybeds, day dream, they have nonreproductive desires », KEUR, Paris, 2020
  10. Victorien Soufflet, en association avec Hugo Soucaze Caussade, « Daybeds, day dream, they have nonreproductive desires », KEUR, Paris, 24 octobre – 29 novembre 2020
  11. Victorien Soufflet, en association avec Hugo Soucaze Caussade, Oh man give up on being a man man, avec les contributions de Hannah Baer, Olga Balema, Jean-Claude Moineau, Paul B. Preciado, Achim Reichert, He Valencia, Christina Wood, imprimé à la demande au sein de l’exposition « Daybeds, day dream, they have nonreproductive desires », KEUR, Paris, 24 octobre – 29 novembre 2020
  12. Felix González-Torres, conversation avec Hans-Ulrich Obrist, pour Museum in progress, Vienne [DOI : www.mip.at, 1994, consulté le 15 février 2022]
  13. « La deuxième première fois », événement organisé par Carla Adra, avec Benoit Piéron et Jules Lagrange, La Galerie, centre d’art contemporain de Noisy-le-Sec, 28 janvier 2022
  14. La méchante sorcière de l’Ouest, Le magicien d’Oz, Victor Fleming, 1939
  15. Dominique Gonzalez-Foerster, Enrique Vila-Matas, Marienbad électrique, Paris : Christian Bourgois Éditeur, 2015, p. 112
  16. Dominique Gonzalez-Foerster, exposition « La chambre humaine & la planète close », Galerie Chantal Crousel, Paris, 3 septembre – 9 octobre 2021
  17. Patricia Falguières, « Couleurs-temps, les chambres » dans Dominique Gonzalez-Foerster, Paris : Coéditions Flammarion et le Centre national des arts plastiques, 2015, p. 166-169
  18. Pascaline Morincome, Strange Bedfellows, texte de l’exposition d’Anne Bourse « Gens qui s’éloignent », Galerie Édouard-Manet, Gennevilliers, 27 janvier – 19 mars 2022
  19. Pierrick Sorin, Les réveils, 1988







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Entretien avec Gérald Kurdian