Roland Barthes a été l'un des premiers à considérer notre quotidien avec attention. Avec ses Mythologies notamment il dévoile la façon dont les objets de consommation comme les pratiques sociales partagées en masse produisent un discours qui en dit long sur les crispations et les désirs d'une société1. C'est dans le même élan qu'il fit l'analyse restée célèbre d'une affiche publicitaire pour les pâtes Panzani2. Les raisons de cet intérêt tiennent au fait «qu'en publicité, la signification de l'image est assurément intentionnelle : ce sont certains attributs du produit qui forment a priori les signifiés du message publicitaire et ces signifiés doivent être transmis aussi clairement que possible ; si l'image contient des signes, on est donc certain qu'en publicité ces signes sont pleins, formés en vue de la meilleure lecture : l'image publicitaire est franche, ou du moins emphatique.»3
Pour Barthes, dans ce texte en tous cas, il existe donc deux types de photographie. La première fonctionne comme pure imitation, en tant que copie du réel, elle est empreinte. Elle ne ment pas, elle représente. L'autre au contraire porte les stigmates d'une fausseté évidente : elle n'est pas transparente, elle a un objectif, celui de nous communiquer un message. Qui plus est cette photographie là cache ses intentions en utilisant les caractéristiques d'un médium dont on sait le caractère «naturel». Ainsi la photographie, même publicitaire, garde ses capacités à décrire. C’est la nécessité publicitaire qui corrompt ce pouvoir en l’utilisant pour transmettre un message à la signification intentionnelle. Barthes dresse là une séparation infranchissable entre la photographie, un médium noble et honnête, et la publicité, qui exploite cette honnêteté pour diffuser des symboles construits.
Si l'objectif de Barthes avec ce texte était d'analyser le fonctionnement de la publicité, il produit néanmoins une stricte distinction qui, aujourd'hui encore, semble avoir la peau dure. En effet, cette séparation se présente comme un outil théorique idéal pour donner un crédit critique aux artistes pratiquant la manipulation d’images au moment où celle-ci se généralise et où il devient nécessaire de formuler des distinctions. Car, si en 1977 Douglas Crimp peut être le curateur de l'exposition Pictures désormais célèbre pour avoir mis en lumière une pratique artistique consistant à emprunter l'imagerie publicitaire ou cinématographique, en 1982, déjà, on retrouve ces gestes dans tous les domaines de la culture. La publicité comme le cinéma utilisent alors le pastiche et la parodie non plus comme outils critiques mais comme nouveau langage communicationnel et spectaculaire. C’est ce que constate Abigail Solomon-Godeau dans «Playing in the field of images»4. Il faut donc, dès lors, distinguer les artistes qui exploitent ces techniques à des fins critiques de ceux qui ne répètent qu’un langage devenu commun et tombent ainsi dans la fange du divertissement. Pour cela il faut rappeler les fondamentaux de cette pratique critique : «Ce qui fournissait leur structure de travail restait, dans tous les cas, constant et consistant : démolir, décoder, extraire, déconstruire. Le domaine des images, en particulier dans son incarnation dans les médias de masse, doit ainsi être séparé, l’aspect déceptif et transparent doit être pelé pour exposer les restrictions et les structures de l’idéologie et du désir.»5
Ainsi, lorsque sa portée critique risque de se diluer dans une utilisation généralisée, la manipulation d’images est rappelée à l’ordre. Elle doit dévoiler le discours insidieux qui avance masqué dans le message sans code qu’est la photographie. Elle doit rappeler que des symboles s’infiltrent dans les images. Elle doit, en somme, faire le travail de Roland Barthes lorsqu’il décrit une publicité pour Panzani.
Mais on peut là se demander dans quelle mesure le fait de reproduire des images et de les utiliser relève bien d’une déconstruction de l’idéologie qu’elles véhiculent. Après tout, est-ce que le simple fait de montrer une publicité, même en la changeant de contexte d’apparition et de réception, même en la répétant ou en la morcelant, produit une démystification des désirs ou des stéréotypes qu’elle véhicule ?
La réponse ne peut être oui que tant que l’on partage l’idée qu’on a affaire là à des messages « masqués » véhiculés par le matériau traité. Autrement dit, tant que le message est identifiable sa démystification l’est aussi et inversement. Et, tant que l’on s’accorde sur le message à souligner, on se comprend. Dès que l’on quitte les rives d’une idéologie clairement identifiable, le dévoilement se complique. Dès lors qu’une image n’est plus clairement rattachable à un genre ou l’autre, la distinction se brouille.
Or, il est flagrant que tout oppose, par exemple, un Cowboy utilisé par Richard Prince et la publicité Panzani étudiée par Roland Barthes. En effet, cette dernière n’a d’intérêt que parce qu’elle est accompagnée de l’analyse du théoricien. Sans ce brillant exposé, la publicité ne présente rien d’autre qu’elle-même. Les œuvres qui ne font que montrer des images existantes ne peuvent prétendre faire cet énoncé même si l’artiste le souhaitait, ce qui est loin d’être une évidence pour le cas de Richard Prince. En tous cas, considérer ainsi les œuvres revient à réduire l’image à un discours qui l’entourerait hypothétiquement et lui refuser toute expression en tant que représentation et geste artistique. Ainsi, bien souvent, on considère que montrer une image consiste à en faire la critique, voir même parfois à souligner les stéréotypes du genre auquel elle appartient, qu'il s'agisse de la publicité, du cinéma ou bien d’autres.
Pourtant si on s’accorde sur l’idée qu’un sémiologue ne fait pas le même travail qu’un artiste, il semble que les positions les plus intéressantes soient les plus ambiguës. En effet, Prince ne fait pas le travail de Barthes, bien au contraire. Dénuées de leurs slogans, les images publicitaires que l’artiste utilise deviennent d’autant plus troubles dans ce qu’elles donnent à voir et pourquoi elles le font. Si elles mettent en doute le partage entre des images neutres et symboliques elles exposent aussi une distinction de méthode, travailler avec des images ne peut correspondre à un discours à leur sujet, au risque de réduire le rôle de l'artiste à celui d’illustrateur d’un énoncé.
Or, c’est parfois vers ce rôle d’illustration que semblent poussés les artistes qui exploitent une imagerie préexistante simplement parce que leur travail consiste à exploiter ce matériau. La liste est longue et aussi variée qu’il y a d’auteurs pour proposer cette interprétation à leurs sujets. A titre d’exemples arbitraires on pourrait parler de positions aussi diverses que celles de John Heartfield ou de Kurt Schwitters dont l’exploitation d’images banales issues de leurs quotidiens produit pour l’un une œuvre proche de la propagande, pour l’autre une forme poétique. Il en va de même de l’utilisation de publicités par Vikky Alexander qui semble ne souligner ce que l’on en sait déjà, approche radicalement divergente de celle de Sarah Charlesworth qui, avec le même matériau et à la même période, produit un vocabulaire personnel et symbolique. Aujourd’hui encore, tout semble opposer Camille Henrot qui souvent ne semble faire que rendre compte d’un mode de circulation, l’Internet, à Mark Leckey pour qui c’est un point de départ pour une vision du monde. Dans ces cas, et de nombreux autres, considérer que l’utilisation d’un matériau ou d’un médium implique de fait la critique de celui-ci apparaît comme passer à côté des enjeux et spécificités du travail. Le risque de se satisfaire de cette position uniforme, outre d'asservir le travail à des énoncés rationnels, c’est surtout de passer à coté de la richesse polysémique des images quelles que soit leurs provenances et leurs intentions originelles. Autrement dit, la différence entre les réapparitions de publicités que proposent Roland Barthes et Richard Prince tient à leurs positions respectives. Le premier écrit depuis sa position de récepteur là où l’autre invente une syntaxe personnelle qui se construit dans et par l’image.
Notes
- Roland Barthes, Mythologies, Paris, Editions du Seuil, 1957.
- Roland Barthes, «Rhétorique de l'image», Communications n°4, 1964, p.46. Disponible sur : www.persee.fr/
- Art. Cit., p.40.
- Abigail Solomon-Godeau, «Playing in the field of images», Afterimage, n°1 et 2, été 1982, p.10-13 Art.
- Cit., p.11. Ma traduction.