À l’endroit où il convient de justifier la pertinence d’un choix éditorial, nous aurions pu nous abstenir d’une telle convention pour vous servir sans ménagement –tel un gros pudding louche lancé sur une table de cérémonie– l’objet de notre penchant pour l’irrecevable en matière d’esthétique, et ses auxiliaires, l’inconséquence voire l’impardonnable. Ainsi le titre de ce numéro se laisserait-il volontiers apprécier par le sens commun du mot, quand, dans un parlé démodé, il fait office de juron…
Nous avons aussi renoncé au gage théorique qui voudrait formuler ici une nouvelle définition du grotesque, tant celle-ci est plus juste à la forme négative: non pas le carnavalesque, non pas burlesque, c’est bien là le chapitre à jamais inachevé de l’histoire de l’art, qu’à cela ne tienne. Si les pages de ce dossier confessent un goût pour ce qui répond indifféremment aux critères du déraisonnable, de la confusion, de la bêtise, de la laideur, du politiquement incorrect ou encore de la régression au stade anal, il conviendrait d’interroger les circonstances de ce tropisme qui affecte –par bonheur– la création contemporaine. Admettons que cet esprit facétieux qui génère l’horrible et le bouffon dans un même mouvement d’humeur se manifeste périodiquement. Depuis l’apparition des délicates figures inhumaines sur les murs des appartements romains au 1er siècle avant notre ère, il s’animerait dans l’ombre de la modernité, au revers du rationalisme, en bruit de fond du positivisme et toujours en avance sur la décadence. Alors nous pourrions attribuer au grotesque, par l’usage même du motif archaïque ou de la stratégie cryptique, une vertu –sinon prédictive– de révélateur du présent. Ainsi nous pensons que ce monstre sous-marin a toujours été là, comme sont constantes les pulsions primitives et la folie naturelle; il se réveille (se met debout) dans un moment d’urgence, quand la riposte à l’aberration du monde devient une question vitale et qu’elle doit se faire à armes égales. Soupape de la normalité violente, et de son corollaire, l’insécurité, le grotesque n’est pas une échappatoire: le rêve d’ailleurs est un argument publicitaire, lui regarde l’horreur en face. Les pieds dans le sol (et les mains dans la merde), il nous semble que c’est là que ça renaît, que l’art se régénère. Mais nous n’en attendons rien d’autre, seulement de nous offrir un salut transitoire, un instant rétif à tout. Et si nous ne sommes pas dupes de l’ingestion du grotesque par le capital au travers des médias, du spectacle et de sa machinerie bien huilée, nous croyons toutefois que ce dernier agira comme un antidote, même à court terme.
Au travers des contributions d’auteurs et d’artistes, ce numéro de La belle revue veut donner un aperçu de la survivance du grotesque en 2016; où cela se passe-t-il et sous quelle forme, de quelle histoire héritent ses manifestations contemporaines? Adjuvant de l’altérité, le grotesque nous disperse dans le temps, à l’occasion du centenaire de Dada, au détour du néomexicanisme des années 1980, à l’aube du digital; il ne s’embarrasse pas des distinctions de genre et embrasse les disciplines, de la performance au fanzine jusqu’aux arts décoratifs; il nous balade dans la culture Queer, nous invite à dîner et à écrire de la poésie en taule.