Resituons : quand le comité de La belle revue s’est réuni l’été dernier, après le confinement que l’on s’accordait déjà à nommer, dans un curieux mélange de dérision et de lucidité, « le premier confinement », le nombre de décès dus à la Covid-19 annoncé chaque matin à la radio était en baisse. Les terrasses des cafés avaient rouvert ; on pouvait de nouveau y débattre du sens de la vie à moins de six personnes et on ignorait que cela nous laisserait le souvenir de « jours heureux ». Le sujet qui s’est présenté alors pour notre futur dossier thématique n’était pas la survie, ni la résilience – terme dont tout le monde avait compris qu’il réclamerait encore les efforts des perdant·e·s de l’économie capitaliste. Nous n’étions pas non plus inspiré·e·s par la promesse des grandes retrouvailles avec l’art par-delà les barrières sociales qu’ont prêchée de nombreuses institutions dans cette période de frénésie communicationnelle. Non, le sujet sur lequel nous somme tombé·e·s d’accord est la mort. Ou plutôt les mort·e·s, tant il·elle·s s’additionnent jusqu’à former une population de droit, mettant à l’épreuve les autorités en charge de réglementer les funérailles, de canaliser l’affluence dans les morgues, d’éditer les chiffres ou de choisir de les dissimuler aux populations vivantes, avant que leur vérité ne remonte inévitablement, et avec elle la colère.
Songer à la colère des mort·e·s fait revenir la figure du zombie, c’est évident. Mais imaginer un large mouvement social des mort·e·s du virus, victimes de la défaillance des politiques de santé publique avant d’être discriminé·e·s au cimetière, pourrait-on dire – car privé·e·s d’hommage –, c’est envisager le zombie sous l’angle de l’activisme, par opposition à la passivité qui le caractérise jusque dans son acception contemporaine. Car la définition du zombie, telle que la donne l’anthropologue haïtien Laënnec Hurbon, est bien celle d’un être vidé de sa volonté, ce qui vaut autant pour le·la travailleur·euse forcé·e sous l’emprise de la magie vaudou que pour son avatar des temps modernes asservi par ses propres outils technologiques. Par ailleurs, Hurbon observe le rôle qu’a pu jouer le vaudou et le culte du zombie dans l’insurrection en Haïti, en l’articulant à la contestation de l’esclavage dans les Amériques1. Dans ce cas, se pourrait-il trouver aujourd’hui une puissance mobilisatrice du zombie cachée sous ses traits de mascotte de l’apocalypse et autres récits effondristes qui uniformisent une bonne partie des visions dépressives offertes dans le champ de l’art contemporain ?
C’est l’hypothèse, développée dans son texte ci-après, que nous soumettait Benoît Lamy de La Chapelle pour ce dossier, ou comment du refoulé d’une économie de l’exploitation pourrait émerger une figure contestataire, autrement dit : l’empowerment du zombie. Du même coup, il proposa ce titre en référence à l’organisation pacifiste Universal Zulu Nation, qui œuvra pour en finir avec la guerre des gangs de New York et faire place aux battles de hip-hop. Notons avant toutes choses que, contrairement aux maniaques de la survie, les zombies (dans les films), eux·elles, jouent collectif. Et dans un contexte de pandémie, ça peut faire du monde, sans compter le possible ralliement des vivant·e·s à la cause dans une période qui les défait d’une partie de leur liberté d’agir : « on est tou·te·s un peu zombie », nous dit plus loin l’artiste Josèfa Ntjam, quand Donna Haraway suggère que nous sommes tou·te·s du compost et non des post-humain·e·s2… Le zombie s’avère être un motif clé pour une approche de l’Histoire et du futur dans une perspective écologique, féministe et bien-sûr décoloniale. À ce titre, la précieuse contribution du sociologue Joseph Tonda à ce dossier, grâce à Sophie Lapalu, insiste sur l’intrication des manifestations du zombie sur le continent africain avec la formation d’un « non-sujet » par le système néolibéral prenant sa source dans l’esclavage. Quand il fait le lien entre « afrodystopie » et « eurodystopie » par le biais du zombie, l’auteur nous inspire l’idée d’un « devenir zombie » comme une variation du « devenir nègre » qu’annonce Achille Mbembe à l’aune d’une précarisation généralisée de la terre et des hommes par une économie mondiale qui repose sur leur épuisement. Ajoutons à cela qu’il n’y a pas d’être moins binaire que celui qui n’est ni vivant ni mort. Aussi son apparition (dans les films), oblige à considérer la coexistence de mondes a priori séparés autant qu’à faire avec une nouvelle définition ontologique sur le mode du « et » (mort et vivant) comme nous invitent à les penser Bruno Latour ou Vinciane Despret3.
Mais cette idée du zombie comme modèle d’émancipation ne nous est pas seulement venue avec le virus. Signalons plusieurs œuvres récentes qui renouvellent le motif à distance de la série B en restituant au zombie ses origines culturelles d’une part, et d’autre part en lui donnant l’épaisseur d’un personnage. C’est le cas dans Zombi Child de Bertrand Bonello (2019), plusieurs fois cité dans ce dossier, dans lequel un zombie affranchi recouvre sa place dans la généalogie familiale. Le personnage principal pourrait être l’égérie d’une humanité future : écolière dans une institution d’élite, elle appartient à une troisième génération de zombie et a connu l’exode après une catastrophe naturelle qui a plongé son pays dans le chaos (le séisme de 2010 en Haïti) et marqué l’irruption de l’imaginaire apocalyptique dans des scenarii environnementaux réalistes. Tout aussi marquant est l’usage de la caméra subjective pour décrire les tribulations du zombie s’échappant des plantations afin de rejoindre l’être aimé. C’est également par les yeux d’un zombie qu’Éric Chauvier décrit une traversée de Paris effroyable dans son texte Le revenant (Allia, 2018). L’anthropologue y réincarne Baudelaire en macchabé errant dans la capitale, dont il révèle la folie à ses dépens, tour à tour adulé pour son style dépravé, visé par la vindicte populaire, émasculé sur la place publique pour finir dans l’indifférence. C’est là que le poète de la modernité en quête d’un sentiment à jamais perdu rejoint les damné·e·s de la ville contemporaine, drogué·e·s au crack et prostituées sans papiers. Il y a aussi le film de Mati Diop, Atlantique (2019), abordé dans les textes qui suivent, où les morts recherchent eux aussi l’être aimé et reviennent pour réclamer leur dû à leurs exploiteur·euse·s, dans une figure inversée du vaudou.
Ces fictions n’étaient pas dans la liste de films de zombies que m’a adressée Laurent Le Deunff telle une ordonnance pendant le confinement, non pour me préparer à l’apocalypse (quoique), mais à notre discussion sur ce thème si cher à l’artiste. C’est au cœur de la série B que notre bavardage met à jour la plupart des composantes critiques colportées par le zombie, et cela dans un genre dont le caractère inépuisable tient en partie à son autophagie. Autrement dit, le film de zombies est souvent un film zombie.
L’artiste Josèfa Ntjam, interviewée par Marie Bechetoille, s’intéresse moins aux mort·e·s vivant·e·s qu’elle ne fait vivre les mort·e·s. Ou plutôt, elle les fait parler à travers elle et les un·e·s à travers les autres dans un travail qui entretient un rapport fort à l’histoire et opère par superpositions de récits, mythes, symboles et personnages multiples. Dans cette transmigration s’articule une langue non-dominante et adressée au futur, autrement plus complexe que le script du zombie (« grrrrr, grrrr »). Le système d’extraction sonore de la technologie ECHO fait lui aussi « parler les morts comme les vivants ne parleront jamais ». Il a été imaginé par le collectif ALMARE pour une fiction sonore, Life Chronicles of Dorothea Ïesj S.P.U., au sujet de laquelle les a rencontré·e·s Pietro Della Giustina. Comme la précédente, cette discussion témoigne qu’il existe une production de science-fiction dans le champ de l’art au-delà de l’illustration ou de la paraphrase. Elle est aussi d’une immense richesse culturelle, tissant des relations entre l’histoire des technologies et des pulsions irrationnelles, l’archive, les fantômes, la surveillance, les épidémies et la musique. C’est bien l’une des surprises de ce dossier que la multiplication des références musicales : alors que Michael Jackson est presque passé à la trappe, il sera fait mention de Sun Ra, du hip-hop, de la techno de Détroit, des groupes de Mike Kelley ou encore de Lady Gaga… De quoi conclure avec un refrain d’Afrika Bambaataa, lui aussi (auto)zombifié dans des remix eurodance, que l’on dédiera à tou·te·s les mort·e·s :
Ya'll just get up and dance
You got to get up and dance
Ya'll just get up and dance
Yeah
Notes
- Laënnec Hurbon, « Le vodou et la révolution haïtienne », Tumultes, 2018/1 (no 50), p. 59-72 [DOI : www.cairn.info/revue-tumultes-2018-1-page-59.htm, consulté le 17 mars 2021]
- Donna Haraway, Vivre avec le trouble, Vaulx-en-Velin : Les Éditions des mondes à faire, 2020 [2016]
- Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des modernes, Paris : La Découverte, 2012 ; Vinciane Despret, Au bonheur des morts, Paris : La Découverte, 2015